Il est 7 h 30. Le Plateau-Mont-Royal s’éveille. La lumière dorée de l’automne éclaire un texte de Gérald Godin, le poète qui a représenté ce quartier montréalais à l'Assemblée nationale du Québec de 1976 à 1994, gravé en grandes lettres sur la façade d’un mur de briques, derrière la station de métro.
Les marteaux-piqueurs du chantier voisin ont commencé à s’exprimer. Quelques sans-abris commentent bruyamment les allées et venues de travailleurs pressés qui s’engouffrent dans le métro. Au centre de ce brouhaha, Steven Guilbeault, candidat vedette du Parti libéral du Canada (PLC), distribue des dépliants électoraux, flanqué de deux de ses filles. Mes plus jeunes
, précise le père de quatre enfants.
En ce lendemain de débat, Guilbeault évoque la logique presque mathématique derrière sa décision de se joindre à l’équipe de Justin Trudeau.
Certains me disent : "Tu y es allé juste pour le pouvoir". Le pouvoir pour le pouvoir, cela ne m’intéresse pas, mais oui, je suis allé au Parti libéral parce qu’ils ont des chances de prendre le pouvoir. Et j’y vais pour avoir le pouvoir d’influencer les politiques publiques.
Viviane, 10 ans, exulte. Papa, j’ai parlé à deux personnes et ils disent qu’ils vont voter pour toi
, lâche la gamine. Son père lui répond en anglais. Ma mère, qui est d’origine irlandaise, me parlait en anglais quand j’étais petit, explique Steven Guilbeault. J’ai décidé de faire la même chose avec mes enfants. Ils sont vraiment bilingues.
L'homme est donc, peut-être, plus rouge, au sens de la tradition du PLC, qu’il n’y paraît. J’ai toujours été fédéraliste
, glisse-t-il d’ailleurs. Mais si son visage se retrouve tapissé dans toute la circonscription, c’est évidemment parce que c’est un porte-étendard du vert depuis longtemps.
En 2001, alors qu’il vient de prendre la tête de Greenpeace au Québec, Steven Guilbeault se fait connaître du grand public en escaladant la Tour CN, à Toronto. Avec un collègue, ils installent une banderole sur laquelle on peut lire « Canada and Bush Climate Killers (Le Canada et Bush destructeurs du climat) ».
Guilbeault devient rapidement un chouchou des médias. En 2007, l’ombudsman de Radio-Canada reçoit une plainte à propos d’un manque de diversité chez les invités. Dans son rapport, Julie Miville-Dechêne écrit que Steven Guilbeault, alors revenu chez Équiterre, a été entendu à 120 reprises sur les ondes de Radio-Canada cette année-là. Et ça, ce n’est qu’à Radio-Canada.
« On ne lui fait pas confiance »
À des centaines de kilomètres du Plateau-Mont-Royal, l'un des vétérans de la cause environnementale au Québec, André Bélisle, fondateur de l’Association québécoise de lutte contre la pollution de l'air (AQLPA), reproche justement à Steven Guilbeault de n’être qu’une tête d’affiche.
Steven, c’est un plan marketing, nous ne lui faisons pas confiance. Il a tourné le dos aux environnementalistes dans plusieurs causes importantes depuis des années, en optant pour des compromis.
De sa ferme, en Beauce, ce mandarin des écolos du Québec s’est invité, jeudi dernier, dans la campagne électorale de Laurier—Sainte-Marie en signant, avec huit autres noms connus du mouvement vert, une lettre cinglante intitulée Rupture définitive de Steven Guilbeault avec le mouvement écologiste
. La missive constitue un coup de semonce, pour ne pas dire une volée de bois vert
contre Guilbeault. Le principal grief des signataires : Guilbeault, selon eux, a trahi le mouvement en s’associant au PLC qui, malgré ses prétentions vertes, a tout de même acheté un pipeline.
À la station de métro Mont-Royal, le principal intéressé n’est pas surpris par la fronde. Cela fait longtemps qu’il règne une inimitié ouverte entre le candidat libéral et certains militants. Ce que je n’accepte pas, par contre, c’est que ces huit signataires puissent parler au nom du mouvement
, dit-il, l’air courroucé.
Laure Waridel, qui a fondé Équiterre aux côtés de Guilbeault au début des années 90, est attristée par cette lettre de désaveu. Ça me désole de voir le mouvement écologiste se diviser de la sorte, regrette-t-elle. Pendant qu’on se déchire, on ne met pas nos énergies là où ça compte. Il faut s’unir, là, il est minuit moins une.
Dominic Champagne, metteur en scène et instigateur du « Pacte pour la transition », ne jette pas non plus la pierre à Steven Guilbeault, mais il est déçu de sa performance depuis le début de la campagne. On a un joueur de premier trio, on le met sur la patinoire et il ne compte pas de but. J’ai envie de lui dire : Steven, il reste quelques jours avant la fin de la campagne, devient le champion de la cause de ta vie. J’ai envie de te voir convaincre Trudeau de reculer sur le pipeline!
« Orange vert », « bleu vert » pas loin derrière
Le NPD, qui avait ravi la circonscription au chef du Bloc québécois Gilles Duceppe en 2011, lors de la fameuse vague orange, se retrouve à devoir mener une chaude lutte après deux mandats. Le candidat vert des rouges est venu mêler les cartes dans une circonscription qui n’a pas envoyé de libéral à Ottawa depuis Jean-Claude Malépart, en 1988.
Nimâ Machouf, 54 ans, porte les couleurs du Nouveau Parti démocratique (NPD) dans Laurier—Sainte-Marie. C’est sa première campagne au fédéral, mais elle s’est déjà présentée comme conseillère pour Projet Montréal dans l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal. Elle connaît bien le territoire de la circonscription, d’autant plus que son mari, Amir Khadir, a représenté Mercier au provincial de 2008 à 2018, faisant de l'endroit le premier à envoyer un député de Québec solidaire à l’Assemblée nationale.
Épidémiologiste travaillant en santé publique, Nimâ Machouf est une militante de longue date. Elle a défié à 18 ans le régime totalitaire en Iran. Son mari et elle habitent à quelques maisons de Steven Guilbeault. Leurs enfants sont allés à la même école. Il est arrivé aux deux couples de dîner ensemble.
Je l’ai invité à la maison quand la rumeur a commencé à circuler qu’il allait se présenter pour le PLC. Je lui ai dit : "Steven, ça n’a pas d’allure. Tu ne peux pas te présenter pour les libéraux!"
Nimâ Machouf a bien sûr lu la salve des écologistes contre son adversaire politique. Je comprends que les écologistes soient fâchés contre lui parce qu’il s’est joint à un parti dont les politiques en environnement sont peu reluisantes. Les libéraux sont mieux que les conservateurs dans ce domaine, mais ça ne suffit plus. Nous sommes dans une crise climatique et si on continue comme ça, on va foncer dans le mur!
Sur les réseaux sociaux, Nimâ Machouf appelle les électeurs à voter NPD pour faire un changement radical pour la planète
. L’orange insiste sur le vert.
Dans une courte vidéo diffusée sur sa page Facebook, Jamil Azzaoui, candidat du Parti vert dans Laurier—Sainte-Marie, résume avec beaucoup d’humour la lutte entre les partis pour celui qui affichera le vert le plus reluisant. Il simule un petit cours sur les couleurs destiné aux enfants et brandit un carton rouge, avec un sourire moqueur. Ça, c’est rouge
, dit-il. Il recommence avec un carton orange : Ça, c’est orange
. Puis bleu : Ça, c’est bleu. Pourtant, ils vont tous essayer de vous faire croire que c’est vert. Si vous voulez voter vert, votez vert!
, enchaîne-t-il.
Si l'on en croit les intentions de vote, le Parti vert n’a pas beaucoup de chances de voir sa couleur l’emporter dans la circonscription. Mais le Bloc québécois, lui, cause la surprise. En résulte une lutte à l'issue imprévisible. Je suis l’artiste qui se bat contre la grosse machine libérale
, dit le candidat bloquiste, Michel Duchesne, à la fois écrivain et réalisateur de profession.
Je suis heureux du retour du sentiment de dignité des Québécois
, lance-t-il, enthousiaste. Il est très motivé à faire en sorte qu’on taxe les géants du web pour investir dans la production artistique d’ici, que ce soit le cinéma, la télévision, le théâtre, etc. Il s'alarme toutefois lui aussi de la situation climatique et avance que les bloquistes vont se battre pour un Québec vert, contre le passage d'un éventuel pipeline.
L’homme de mots manie bien les métaphores.
Steven Guilbeault au Parti libéral, c’est comme un petit logo recyclable sur une bouteille de plastique. La bouteille de plastique demeure une bouteille de plastique, c’est du "greenwashing", comme on dit en anglais.
Sans se comparer à Gérald Godin, Duchesne évoque la victoire de ce jeune poète contre Robert Bourassa, en 1976. Et si l’artiste gagnait contre la machine ?
, évoque-t-il, le regard plein d’étoiles.
À ce stade de la campagne, la seule chose que l’on peut affirmer avec certitude, c’est que les Khadir et les Guilbeault ne vont pas dîner ensemble de sitôt.