Rapport Bouchard-Taylor

Un rendez-vous manqué pour les femmes

Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»



Après avoir suscité attentes, craintes et espoirs, les commissaires Bouchard et Taylor ont finalement remis leur rapport. Dire qu’il était attendu est un euphémisme. Mais est-il à la hauteur de la réputation de ces deux intellectuels ?
Personnellement, je dois avouer ma grande déception car, hélas, ils ont enfoncé le clou de la grande méprise : la confusion entre demandes d’accommodements pour motifs religieux et immigration. Ils le disent pourtant eux-mêmes, ce ne sont pas que les immigrants qui font de telles demandes. Et c’est vrai. Pensons aux créationnistes, aux hassidims, aux adventistes, aux mormons polygames, aux Témoins de Jéhovah nés ici, vivant ici depuis toujours. Alors pourquoi continuer d’alimenter cette confusion ? C’est cette façon de présenter le problème qui a aggravé l’opposition entre NOUS et EUX.
Le vrai clivage n’est pas entre Québécois-es et néo-Québécois-es, mais bien entre les personnes qui préconisent la loi civile pour gérer le vivre-ensemble et celles qui préfèrent des lois dites divines, entre démocrates et intégristes religieux, peu importe leur lieu de naissance. Comme d’autres, je souhaitais fortement que ces deux intellectuels de calibre dissipent le malentendu mais au contraire, ils auront renforcé le stéréotype. Et c’est toute la société québécoise qui continuera d’en pâtir.
Une première lecture rapide du rapport complet m’a permis de constater d’autres sujets de préoccupation.
L’égalité hommes-femmes
Le Premier ministre avait mentionné expressément le non-respect des droits des femmes parmi les irritants de certains accommodements. Mais cette dimension est pratiquement absente du rapport. Compte tenu des incompatibilités entre lois religieuses et lois démocratiques sur cette question, les commissaires auraient dû en faire un objet spécifique d’analyse. Mises à part quelques mentions ça et là dans le rapport, les commissaires n’ont vraiment pas saisi que le problème de l’égalité entre les hommes et les femmes était un enjeu majeur pour toutes les femmes du Québec, pas seulement pour celles qui sont nées à l’étranger. Dans la section qui démêlerait le vrai du faux dans les anecdotes rapportées par les journaux, les incidents relatifs aux discriminations contre les femmes sont banalisés. Par contre, les auteurs ne cachent pas leur réprobation devant « l’expulsion » de la jeune joueuse de soccer refusant d’ôter son hidjab. Après tout, soulignent-ils sérieusement, « des joueuses portant le hidjab ont participé aux Jeux asiatiques tenus à Dubaï en décembre 2006. » (p.72) Ils ne précisent pas, toutefois, si les joueuses pouvaient jouer SANS hidjab...
L’analyse différenciée selon les sexes (ADS) n’a pas été un instrument d’analyse. D’ailleurs, les instruments préparés par le Secrétariat à la condition féminine sur l’ADS ne figurent même pas à la bibliographie. Je n’ai pas trouvé non plus mention de la Convention de l’ONU sur l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes, que le Canada a signée et que le Québec a endossée. Par cette convention, les États s’engagent à lutter contre les pratiques discriminatoires à l’endroit des femmes. Il faut croire que les commissaires n’ont pas perçu le sexisme de certaines pratiques religieuses malgré les nombreux témoignages qui ont été entendus à ce sujet durant les audiences de la commission et pas seulement de la part des femmes nées au Québec.
Cette absence de référence à des instruments qui ont pour but de favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes est plus qu’éloquente...
D’autres points soulevés dans le rapport méritent réflexion.
Neutralité de l’État et laïcité
La laïcité est au cœur du problème auquel la société québécoise fait face, comme l’ensemble des sociétés occidentales. Ce problème, quel est-il ? Dans toutes les démocraties, on assiste à une bataille contre les lois civiles. Parfois, des partis politiques se font les porte-parole de ces réclamations pour un retour de la loi divine dans l’espace civique. Ailleurs, comme au Québec, le grignotage se fait au cas pas cas, ces cas devenant références jurisprudentielles.
Même si la crise québécoise est passée, les ambiguïtés demeurent. Le rapport réserve une large place à une réflexion plutôt intéressante mais toute personnelle, à la fois philosophique et historique, sur la laïcité au Québec. Évidemment, les commissaires reviennent sur cette dichotomie entre laïcité ouverte ou fermée, ou radicale. Là-dessus, je ne saurais dire mieux que Pierre Foglia qui explique clairement pourquoi la laïcité n’a pas à être ouverte ou fermée.
En lisant cette section du rapport, je me suis rappelée que Charles Taylor s’était montré très fâché par la décision de l’Ontario de ne pas accepter les tribunaux islamiques basés sur la charia. Lors d’une entrevue accordée à Marie-France Bazzo en septembre 2005, il a affirmé que le gouvernement ontarien aurait dû accepter que des gens se tournent vers les règles religieuses pour régler leurs différends, en dépit du fait que certaines valeurs démocratiques qu’appliquent les tribunaux civils, comme l’égalité hommes-femmes, ne sont pas reconnues par les religions.
Les commissaires expliquent ainsi leur vision de la neutralité de l’État :
Cela implique qu’il [l’État] adopte non seulement une attitude de neutralité envers les religions, mais aussi envers les différentes conceptions philosophiques qui se présentent comme les équivalents séculiers des religions. (...) il [l’État] doit, en d’autres termes, être neutre quant aux différentes visions du monde et aux conceptions du bien séculières, spirituelles et religieuses auxquelles les citoyens s’identifient. Les sociétés contemporaines, on le sait, sont marquées par le pluralisme des valeurs et des finalités de l’existence. La question de la laïcité doit donc être abordée dans le cadre plus large de la nécessaire neutralité de l’État quant aux valeurs, aux croyances et aux plans de vie choisis par les citoyens dans les sociétés modernes. (p. 135)
À une autre époque, le racisme était justifié par les hommes de Dieu et, encore aujourd’hui, des autorités religieuses vont entériner l’homophobie et le sexisme. Or, le racisme, l’inégalité entre hommes et femmes, l’interdiction de l’homosexualité sont quelques-unes des conceptions que notre société réprouve maintenant. La neutralité de l’État peut-elle vraiment permettre ce relativisme ?
La neutralité des représentants de l’État
Autre déception, concernant la sécularisation et la laïcité de nos institutions, les commissaires font l’impasse sur le fait que les catholiques et les protestants ont RENONCÉ à leurs droits constitutionnels pour faire en sorte que le milieu scolaire soit enfin débarrassé des clivages sur la base de l’appartenance religieuse. Au lieu de mettre en relief la signification profonde de cette démarche de la société québécoise, les commissaires plaident pour une plus grande acceptation des symboles religieux qui viennent marquer les différences basées sur l’appartenance religieuse.
Cette incompréhension de la portée de l’amendement constitutionnel explique peut-être leur étrange réflexion sur le fait que certains représentants de l’État devraient s’abstenir d’afficher leur appartenance religieuse tandis que d’autres pourraient le faire. Les commissaires recommandent que les personnes qui représentent l’autorité s’abstiennent de porter des signes religieux distinctifs. Mais pour les autres, vive la différence ! J’ai entendu les commissaires expliquer que les professeurs, les fonctionnaires devaient être représentatifs de la société et que, comme dans la société, il y avait des gens qui affichaient leur religion, il fallait que cette diversité se voit dans les institutions publiques.
Mais, pourrait-on leur rétorquer, il y a aussi dans la société des gens racistes, des fascistes, des communistes, des créationnistes, des révisionnistes, etc. Ne devrait-on pas leur permettre à eux aussi d’afficher leurs convictions profondes ? C’est pour éviter de faire de l’État un marché aux puces, où l’on trouve de tout, que nos démocraties ont décidé de baliser la liberté de conscience (qui comprend, comme l’expliquent les commissaires, la liberté religieuse), par le devoir de réserve qu’on impose aux professeurs et aux fonctionnaires notamment en ce qui a trait à leur adhésion à un parti politique et à l’expression de leurs opinions politiques, et cela devrait s’appliquer à la liberté religieuse.
Ouverture sur le monde ?
Alors qu’il semble que les Québécois de souche auraient grand besoin de s’ouvrir sur le monde, paradoxalement, les commissaires font très peu état du monde dans leur rapport. La partie sur le hidjab est assez éloquente.
Bien sûr, nous expliquent-ils doctement (sans preuve à l’appui), la majorité des femmes qui portent le hidjab ici le font par choix (y compris quand elles ont 8 ans ?) Bien sûr, on nous rappelle que le 11 septembre 2001 a contribué à faire croître une méfiance envers les musulmans. Mais ils oublient de mentionner que, encore aujourd’hui, dans certaines parties du monde, des femmes sont tuées ou emprisonnées pour ne pas avoir choisi de porter leur hidjab, nikab ou burka. Autre petit détail, nulle part n’est analysé le fait que seules les femmes ont le devoir de se couvrir la tête. Nulle part non plus est-il fait mention des groupes de femmes vivant dans des pays théocratiques ou ayant quitté ces théocraties pour vivre ici qui peinent à faire entendre leur voix pour lutter contre ces symboles sexistes, premiers pas vers d’autres ségrégations. On sait que chaque victoire des intégristes dans les pays démocratiques amplifie les difficultés des femmes qui luttent pour obtenir l’égalité dans les pays non démocratiques. Mais de cela il n’est pas question.
En fait, le monde extérieur est totalement absent du rapport comme s’il n’avait aucun lien avec ce qui se passe ici.
Des points positifs
Tout n’est pas à rejeter dans ce rapport, évidemment. J’appuie la proposition de livre blanc sur la laïcité, puisque la discussion a été déviée par la confusion avec l’immigration. Je suis évidemment d’accord avec une proclamation plus affirmée des valeurs fondamentales du Québec qui se trouvent pour le moment reléguée sur le site du ministère de l’Immigration alors qu’elles devraient plutôt être sur le portail Québec ou dans le site du ministère de la Justice.
J’appuie également la proposition de favoriser la déjudiciarisation des accommodements. Cependant, j’estime que les commissaires ne sont pas allés au bout de ce raisonnement. En effet, comment discuter d’égal à égal quand le demandeur a dans sa manche la possibilité de recourir aux tribunaux pour obtenir une dérogation ? Comme la juge Claire L’Heureux-Dubé l’a dit elle-même, il faudrait exclure de la protection de la Charte les règles et manifestions religieuses. Il faut être naïf de penser que les militants fondamentalistes se priveront d’un tel outil !
La majorité des propositions concernant l’intégration des néo-Québécois me semblent aller de soi. Car il est vrai que le Québec (et je pense à l’État) a une responsabilité accrue envers ces personnes qui immigrent ici en raison, notamment, du fait que nous privons les pays en voie de développement de leurs éléments les plus dynamiques, les plus instruits. Il est honteux qu’une fois rendus ici, ils doivent se contenter de miettes.
Ceci dit, il s’agit d’un tout autre problème, très important évidemment, mais auquel on doit réfléchir en dehors de la question des accommodements religieux.
Rachida Azdouz, spécialiste des relations interculturelles et membre du comité consultatif de la Commission Bouchard-Taylor, déclarait récemment que le fond du problème était l’absence de lignes directrices pour les institutions de façon à ce qu’elles sachent comment traiter les demandes de dérogation pour raisons religieuses. Malheureusement, le rapport n’apporte pas ce cadre. C’est donc un rendez-vous manqué.
Les commissaires Bouchard et Taylor avaient l’occasion et la capacité de remettre les pendules à l’heure sur la distinction à faire entre accommodements pour raison religieuse et immigration. Ils ne l’ont pas fait.
Mais je salue tout de même leur engagement dans le débat, qui les a amenés à rencontrer des hommes et des femmes du Québec. Ces dernières n’ont pas été entendues, mais le Québec s’est livré à un exercice démocratique peu banal et quoi qu’en aient dit plusieurs personnes, je pense qu’il s’est déroulé dans le calme malgré les émotions vives qu’il suscitait. Peu d’intellectuels-les auraient osé se jeter ainsi dans l’arène. C’est donc un grand mérite que je reconnais à MM. Bouchard et Taylor.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 mai 2008.
Lire : Rapport Bouchard-Taylor - L’art "scientifique" de noyer le poisson, par Sisyphe, 24 mai 2008.


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé