Un problème de civilisation en Europe

Chronique de José Fontaine

Tous les travers du capitalisme ne viennent pas de l'Europe. Lorsque les Etats contrôlaient mieux l'économie, avaient leur propre monnaie, on pouvait spéculer sur celle-ci et renverser des gouvernements. Cela a été le cas en 1925-1926 en Belgique avec le premier gouvernement de centre-gauche du pays, désireux d'imposer les banques et qui a eu à faire face à une coalition internationale qui a fait chuter le franc belge. De la même façon que de Gaulle a été éliminé en avril 1969 de nouveau par ne spéculation sur le franc (provoquée par ses idées sociales sous le nom de participation), à laquelle se sont mêmes mêlés de grands groupes nationalisés comme Renault (rachetant du mark allemand et dépréciant de ce fait le franc français).
La guerre la plus inhumaine du XXe siècle
La guerre atroce qui, de 1939 à 1945, a déchiré l'Europe a engendré un consensus vraiment social et vraiment démocrate qui domestiquait profondément le capitalisme. Durant les années 50, par exemple les allocations sociales augmentèrent certaines années plus vite que les PNB de maints pays. C'est que, dans l'esprit d'alors, il ne pouvait y avoir de progrès économique sans progrès social, celui-ci étant même l'une des conditions de celui-là.
La première forme organisée d'Europe fut la CECA (Communauté européenne du charbon et de l'acier en 1951, le Traité de Paris). Jean-Maurice Dehousse, ancien Président wallon et opposant farouche au Traité constitutionnel européen (TCE) de 2005 fit remarquer lors de la campagne référendaire en France sur le sujet que la CECA faisait une place en son sein aux syndicats (toute son analyse en vaut la peine). Une chose parfaitement inimaginable aujourd'hui, alors que l'on songe à donner une place aux Eglises. Or que l'on soit croyant ou non (et je suis croyant), on doit bien admettre qu'il y a là quelque chose de suspect, de perfide. Faire rentrer les Eglises dans un lieu ou les syndicats ne sont plus là depuis longtemps, c'est laisser entendre que ce que les Eglises peuvent produire de charitable peut encore intéresser tandis que l'on a balayé par ailleurs, les forces sociales organisées parmi les seules à pouvoir contraindre les puissants et les riches à la justice.
Le ministre français Robert Schuman qui proposa la CECA la présenta aussi comme une manière d'éviter à l'avenir toute guerre entre la France et l'Allemagne. Et c'est sans conteste cela qui fut la seule grande motivation populaire de l'unification européenne, parce que, comme on peut facilement le voir, les six pays du Marché commun de 1957 (France, Allemagne, Italie, Hollande, Belgique, Luxembourg), étaient (non par hasard), les pays les plus meurtris par la guerre (les Hollandais tenaillés par la fain en 44-45, les Allemands morts par millions, les Français humiliés, les Belges déchirés, les Italiens trompés par le fascisme, le Luxembourg héroïque et martyr devant la volonté hitlérienne d'annexion au IIIe Reich).
Le général de Gaulle avait sans doute raison de ne pas voir d'un bon oeil les Anglais y entrer et sa proposition de Confédération européenne du début des années 60 étaient une bonne proposition qui aurait gardé les Etats et la prépondérance des Etats.
De crises en crises...
Ce qui est lourd, c'est l'éclatement de la crise des années 70 et 80. Dès cette époque, la part des salaires dans l'ensemble des revenus commença à décliner de dizaines de points (ce qui d'ailleurs n'empêche pas une progression lente, mais qui ne correspond plus à un partage équitable de la richesse créée par la croissance, ce qui accentue les inégalités). Les classes sociales dominantes affaiblies par la guerre (tant en France qu'en Allemagne), et même discréditées jusqu'à un certain point parvinrent à rétablir un rapport de force favorable qui se lit simplement et facilement dans cette véritable diminution des salaires jusqu'à aujourd'hui (l'article est à lire jusqu'au bout car il contient une actualisation de 2011).
En 2009, lorsque les agriculteurs wallons brûlèrent le drapeau européen à Libramont, lors de la plus grande foire agricole du pays, un économiste de la Fédération wallonne de l'agriculture (qui n'est pas un nid de gauchistes) m'expliqua que le néolibéralisme en agriculture s'expliquait par la disparition du modèle concurrent étatisé, des pays de l'est. Cette agriculture outrancièrement organisée des pays communistes était, certes, rejetée par tous les paysans européens. Mais ceux-ci à l'époque étaient dans une agriculture semi-étatisée avec des prix garantis chaque année et des limites aux productions. Dès que le mur de Berlin fut tombé, l'agriculture fut soumise au néolibéralisme, rampant d'abord puis triomphant. Le drapeau européen brûlé à Libramont était celui du néolibéralisme, pas vraiment celui de l'Europe comme symbole d'union et de réconciliation des peuples européens.
Ce que les dirigeants européistes mettent en cause c'est cette Europe de la fraternité que chant un hymne qu'on ne devrait plus considérer comme l'hymne européen.
Ces peuples sont de plus en plus absents de la construction européenne. On connaît l'histoire du Traité constitutionnel européen rejeté par les Français à une forte majorité, mais qui leur fut imposé deux ans plus tard sous un autre nom à la suite d'un vote du Congrès (réunissant Sénat de France et Assemblée nationale), qui, lui, fut favorable, les sénateurs et les députés manifestant ainsi qu'ils n'étaient en réalité plus les représentants du peuple.
Finalement, en Europe, nous avons gagné la paix, mais perdu toutes les autres promesses des années 50 et 60. L'Etat social est contesté par la nature même de la construction européenne et celle-ci ne pourra se poursuivre que dans le silence des citoyens européens (qui s'abstiennent de plus en plus aux élections au Parlement européen, parlement plus discrédité encore que les parlements nationaux, c'est dire...). La grotesque valse-hésitation du Premier ministre grec sur la tenue d'un référendum dans son pays me persuade que cette fois l'Europe semble vraiment décidée à se faire malgré tout au bénéfice d'une minorité de riches contre la majorité des citoyens européens.
... vers de nouvelles barbaries
Je suis né en 1946 et toute ma jeunesse s'est vécue dans ce que l'on appelé les trente glorieuses de 1946 à 1976. A partir de cette année-là, on n'a plus jamais parlé que de crises économiques graves, à combattre par des sacrifices imposés à tous, mais qui déboucheraient sur un meilleur avenir pour tous. On l'a dit dans les années 80. On l'a dit dans les années 90 (en vue de faire l'euro), et depuis que l'euro est là deux crises terribles suscitent encore les mêmes discours. Plus personne en Europe ne croit possible de faire confiance en cette Europe-là. Les élites ont failli (je vais en donner un exemple terrible). mais ne se lèvent pas d'autres élites, réclamant une autre politique.
Oui les élites ont failli! Quand on pense que le patron des patrons belges a osé écrire ce qui va suivre à propos du référendum grec, on sent que ce n'est même pas seulement la démocratie qui est en jeu en Europe mais tout simplement la civilisation. En 1995, dans l'Hôtel de Ville d'Aalborg à la pointe du Jutland, je demandai à un Américain présent là et qui vivait au Japon (à Hiroshima), ce que l'on pensait de l'Europe et il me répondit que l'on pensait que c'était la région la plus humaine du monde.
Elle ne l'est plus!
Elle ne l'est plus!
Voici ce que Rudi Thomaes patron des patrons belges a osé dire, la veille du retrait du projet grec de référendum : «Je trouve cette idée de référendum aussi intelligente que celle qui consisterait à organiser une consultation auprès des dindes, pour leur demander s'il est judicieux d'organiser la fête de Noël.» (in Le Soir du 3 novembre)
Le capitalisme est déjà en train de se dégrader en racisme et comparer les êtres humains à des animaux, c'est le langage des génocides.
Ah! comme on voudrait que ce capitalisme-là soit à l'agonie. Et comme on aimerait, ainsi que le dit Joseph Henrotte, que les politiques lisent les bons économistes

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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