Le pouvoir des mots

Chronique de José Fontaine

Même si la République fut proclamée en France le 4 septembre 1870, après le désastre de Sedan où l'Empereur Napoléon III perdit la bataille contre la Prusse (en une telle déroute qu'il fut obligé d'abdiquer), plus tard, les Français envoyèrent à l'Assemblée nationale une majorité de partisans de la restauration de la monarchie. Cependant les républicains demeuraient puissants.
Le mot «République»
L'assemblée élabora une Constitution qui était en réalité une Constitution faite pour une monarchie de type constitutionnel. Et c'est la mésentente entre les deux courants monarchistes, les légitimistes partisans au fond de quelque chose s'approchant d'une restauration de la vieille monarchie française et les orléanistes (qui avaient déjà imposé en 1830 une monarchie constitionnelle en France, après la révolution dite «de juillet», Louis-Philippe roi non de France mais des Français), qui empêcha la restauration du roi en France.
Les orléanistes vont se rallier finalement à la République. Mais ce ne fut pas sans mal. Le 28 janvier le député républicain Laboulaye proposa d'amender le projet d'article constitutionnel rédigé comme suit par la Commission parlementaire «Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées, la Chambre et le Sénat», par les mots : «Le gouvernement de la République se compose de deux Chambres et d'un président.»
On pensait qu'il avait partie gagnée. Il termina son discours en disant aux députés d'avoir pitié de la France car le choix du régime demeurait indécis. On pensait qu'il avait partie gagnée, certes, mais le mot République heurtait la droite. L'érection d'une deuxième Chambre irritait la gauche (le Sénat a toujours penché fort à droite et c'est une surprise dans la France actuelle d'avoir un Sénat de gauche, la première fois dans l'histoire de la Ve République, en un demi-siècle), mais elle fit la concession. Au contraire la droite refusa le texte par 359 voix contre 336.
Henri Wallon eut l'idée ensuite de rédiger un amendement libellé comme suit (le principe des deux Chambres étant quand même finalement acquis). On vota le texte «Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées etc.» Puis Wallon fit mettre au voix l'amendement «Le président de la République est élu à la majorité des suffrages du Sénat et de la Chambre des députés et réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans; il est rééligible.»
Une violente discussion s'ensuivit qui se termina par un vote où l'amendement - et donc la République, je montrerai pourquoi tout de suite - obtint la majorité de justesse, par 353 voix contre 352. C'est tellement vrai que le Maréchal Pétain se fit octroyer les pleins pouvors le 10 juillet 1940, dans la honte de la défaite française, les obtint et, comme les pleins pouvoirs pouvaient être constitutionnels, le 11 juillet, il abrogea l'article de la Constitution rédigé par Wallon, se déclara chef de l'Etat français et rédigea ses décrets comme suit «Nous, Philippe Pétain, Maréchal de France...» La République était abolie par la pire droite que la France ait jamais eu à sa tête (conservatrice, cléricale, maurassienne, raciste ne le cédant en rien aux Allemands en fait d'antisémitisme).
Voir ici l'intéressant passage du livre de Daniel Halévy exliquant la naissance de la République
Le mot «Wallonie»
La Wallonie est devenue un Etat fédéré en août 1980. Mais la Constitution belge ignore le mot «Wallonie» et ne connaît que les mots «Région wallonne». Déjà en 1990, l'excellent historien et philologue Albert Henry qui fit une Histoire des mots Wallon et Wallonie disait à propos de cette terminologie et pour terminer son livre: «le terme Wallonie (...) n'a toujours pas été jusqu'ici officiellement institutionnalisé : à ce nom d'usage courant correspond, dans les textes constitutionnels, législatifs ou administratifs, l'expression Région wallonne. Est-ce là un produit de la nostalgie unitariste, Région wallonne, expression affectivement neutre, évoquant beaucoup moins la notion d'entité vivante que le terme Wallonie, bien plus chargé de rancoeurs, de désirs, de passions et d'histoire...?»
De fait dès les années 90 et au début du XXIe siècle de graves études soulignèrent que la Région wallonne n'était pas la Wallonie. Ces habiles coupeurs de cheveux en quatre furent suivis, parce que, notamment, le territoire wallon comprend aussi quelques communes de langue allemande qui forment une Communauté, certes de 70.000 habitants vivant sur une portion de la Wallonie de 800 Km2, mais qui, du fait même de leur existence, ont pu servir d'arguments à certains pour distinguer Wallonie (seulement de langue française) et Région wallonne (la Région de langue française et les communes de langue allemande).
Comment les mots sont des pièges...
Le conflit a pris des proportions inimaginables dans l'Encyclopédie Wikipédia. Plusieurs contributeurs furent d'avis que la Wallonie n'était effectivement pas la Région wallonne et deux articles furent créés, la page Région wallonne étant devenue même plus importante que la page Wallonie qui est d'ailleurs définie de manière alambiquée comme un territoire lié à un projet de société.
Certains voulaient même en faire un concept exclusivement réservé à l'usage des militants wallons et donc sans signification réellement politique. Ce qui a eu comme conséquence que les pages sur la Wallonie, en général, sont dans un déplorable état. Ceci sur l'encyclopédie a plus consultée au monde. En général, il n'y est pas permis réellement de dire que les habitants de la Wallonie, lorsqu'ils sont des écrivains, des chanteurs, des musiciens, des sportifs (etc.), sont, par exemple, des écrivains wallons, ou des musiciens wallons ou encore des citoyens ordinaires wallons etc.. Somme toute, c'est logique puisque la Wallonie n'existe pas réellement. Ou n'existait pas faute d'un mot pour la dire et reconnu.
Ce qui est cruel à constater pour la Wikipédia de langue française c'est que l'Encyclopédie Wikipédia de langue anglaise et celle de langue néerlandaise ont évité ces aberrations malgré la présence dans ces deux cas de partisans de la négation de la Wallonie que des Flamands ou des Anglais ont moins écouté que les Français...
Démarches officielles
Le gouvernement wallon a déjà rompu l'an dernier avec cette ambiguïté et ne communique plus qu'avec le mot Wallonie. Le Parlement l'a suivi ce 26 octobre.
On sait aussi que la Wallonie est donc une institution qui gère d'innombrables compétences, mais qui n'a pas de compétences en matière d'enseignement et de culture, ces deux domaines étant de la compétence d'une Communauté française de Belgique supposée réunir les Wallons et les Bruxellois de langue française, ce qui prive la Wallonie d'exercer des compétences vitales pour son destin (et la Région de Bruxelles aussi). On peut le dire de cette manière parce qu'il n'y a pas de commune dans le monde - le plus petit niveau de pouvoir politique et qui peut concerner des communautés elles-mêmes minuscules - qui n'ait son responsable politique en matière d'enseignement et de culture. La Wallonie qui est déjà en réalité une sorte d'Etat souverain ne peut pas trancher en matière de politique de l'enseignement et en matière de politique culturelle! Le fait même d'avoir été appelée longtemps Région explique en partie cela.

Il y a d'ailleurs eu pire en matière de manipulation par les mots. Jusqu'à l'année 1992, il n'y avait pas de parlement wallon, mais un conseil régional (ou une assemblée wallonne). Il n'y avait pas de gouvernement mais un Exécutif dirigé par un Ministre-Président, dans une ville qui était non la capitale wallonne mais le siège de ces institutions.
Le linguiste Jean-Marie Klinkenberg, dans un article qu'il faut vraiment lire, a montré à quel point ces appellations avaient été choisies pour faire perdre toute crédibilité et toute visibilité à la Wallonie. Il écrivait «Par quoi remplacer la terminologie officielle ? Ce qui précède montre assez dans quelle direction il faut aller : précision, clarté, autonomistation. On ne parlerait ainsi plus de Ministre-Président, mais de premier ministre. On ne parlerait plus de siège, mais de capitale, plus d'exécutif , mais de gouvernement, plus d'assemblée, mais de Parlement, plus de région mais d'Etat. Et évidemment, on ne parlerait plus de région wallonne, mais simplement de Wallonie
L'histoire lui aura donné raison sur tous les points sauf sur l'expression Premier-Ministre (mais on dit simplement Président, ce qui peut s'admettre) et sur l'expression Etat qui pourtant s'impose bien plus clairement qu'en 1992 date à laquelle il avait rédigé ce texte. Car, il faut le redire, à la suite des meilleurs spécialistes, il est clair que la Wallonie est un Etat et que l'expression entité fédérée n'est là que pour noyer le poisson (activité dans laquelle se délecte les juristes belges francophones, du moins la plupart d'entre eux, et cela dans le même but de nier la Wallonie pour sauver la Belgique).
Au-delà de ce changement de mots, il est réjouissant de voir que quatre députés wallons, appartenant aux quatres partis représentés à Namur - Christophe Collignon (PS), Jean-Louis Crucke (MR), Dimitri Fourny (CDH et Bernard Wesphael (Ecolo) -, aient fondé un mouvement wallon appelé Groupe pour les convergences wallonnes qui se propose de populariser l'idée qu'il faut que la Wallonie exerce toutes les compétences en matière d'enseignement et de culture. Je fais partie d'un groupe qui le réclame depuis 1983, groupe qui a rédigé cette année le Manifeste pour la culture wallonne, groupe qui vingt ans plus tard remit au Parlement wallon un texte semblable constatant que nous n'avions toujours pas été suivis. En organisant la remise du deuxième Manifeste wallon en 2003, nous nous disions convaincus que, s'il le fallait, on remettrait cela en 2023. Mais, moi du moins, j'aurai (aurais...) 77 ans et peut-être qu'à ce moment-là, la miséricordieuse mort m'aura emporté. Ce qui me réjouit en tout cas, c'est que, peut-être, morts ou vivants, mes amis ou moi-même ne devront pas le faire et que la Wallonie sera libre.
Mais on restera vigilants.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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