Un bilan en demi-teintes

Le français progresse, mais il est encore à la traîne

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Loi 101 - 30e anniversaire - Adoption de la loi 101

À 30 ans demain, la Charte de la langue française atteint l'âge de la maturité. On change de génération. Les premiers enfants de la loi 101 ont aujourd'hui des petits. Qui, en théorie, parlent tous français, vont à l'école ou travaillent en français, et vivent dans des villes où l'affichage fait prédominer le français... Objectifs atteints? En partie, mais pas partout.
Il y a une chose sur laquelle les observateurs interrogés cette semaine sont d'accords: la charte a fait faire au français des pas de géant. Dans tous les domaines. «Le français n'a jamais été aussi utilisé et en bonne santé que depuis l'instauration de la loi 101», indique Pierre Georgeault, directeur de la recherche et de l'administration au Conseil supérieur de la langue française (CSLF).
Selon le linguiste Jean-Claude Corbeil, qui vient de publier un vaste ouvrage retraçant l'histoire et l'évolution de la politique linguistique québécoise (L'Embarras des langues, Québec-Amérique), il faut dresser un bilan «extrêmement positif» des 30 ans de la Charte. «C'est la loi qui a le plus profondément modifié le Québec, estime-t-il. Elle a changé les relations entre francophones et anglophones, redonné une certaine fierté aux francophones et modifié l'attitude des allophones envers le français.»
C'est d'ailleurs là le «grand acquis de la Charte, pense l'ex-ministre Louise Beaudoin: avoir "désethnicisé" la langue française au Québec. Grâce à l'école [française obligatoire pour les immigrants], beaucoup plus de gens parlent français. Et aujourd'hui, un francophone, ce n'est plus seulement un "ancien Canadien français".»
Au service de l'Office québécois de la langue française (OQLF) depuis 32 ans, le porte-parole Gérald Paquette note également «des progrès remarquables». Au-delà de son titre officiel, M. Paquette est ce qu'il appelle un «ange gardien» (d'autres diraient chien de garde) de la langue: il fait le délicat travail de convaincre les entreprises des avantages qu'il y a à respecter la Charte et à travailler en français au Québec.
«En 30 ans, le portrait a complètement changé, dit-il. On travaille beaucoup plus en français aujourd'hui qu'avant. Les outils de travail et les documents sont en français. Ce sont des gains importants.» Dans une étude dévoilée plus tôt en août, l'Institut C.D. Howe rapportait d'ailleurs que le statut social et économique des francophones du Québec s'est «grandement amélioré» depuis les années 1960, notamment à cause de la loi 101.
L'écart entre le revenu moyen des anglophones et celui des francophones s'est amenuisé, même si les anglophones gagnent toujours un peu plus. En 1970, les anglophones bilingues gagnaient environ 20 % de plus que les francophones bilingues: en 2000, les chiffres étaient pratiquement égaux. Aussi, la part de l'économie québécoise contrôlée par des francophones est passée de 47 % à 67 % depuis les années 1960.
«Il y avait trois grandes raisons d'instaurer la Charte, rappelle Pierre Georgeault: des inégalités flagrantes entre les groupes linguistiques sur le plan économique, un gros problème avec l'affichage qui donnait un visage anglais à Montréal, et la crainte que la perte de poids démographique des francophones au Canada empire cette situation.»
Selon diverses études de la CSLF citées par M. Georgeault, 84 % des francophones du Québec travaillent aujourd'hui en français (94 % si on exclut Montréal); les emplois qu'ils occupent ne sont plus seulement des sous-emplois, ce qui a permis de rééquilbrer en partie la balance économique; l'affichage prédominant en français était respecté en 1997 dans 78 % des commerces de Montréal, alors qu'on trouve du français sur la devanture de 97 % de ces commerces; les francophones se font servir en français dans 98 % des cas à Montréal; et surtout, la proportion d'enfants d'immigrants qui vont à l'école française a été complètement renversée.
Alors qu'environ 85 % d'entre eux choisissaient l'école anglaise avant l'instauration de la loi, ils sont aujourd'hui 80 % à étudier en français. Résultat indirect: si environ 47 % des allophones pouvaient parler français en 1971, ils étaient en 2001 quelque 73,5 %. Et 54 % de ceux-ci utilisent le français comme langue d'usage publique.
Des écueils
Ce sont là des acquis de taille. Mais le portrait serait tronqué si on s'arrêtait à ces seuls résultats. Au quotidien, la langue française subit encore plusieurs rebuffades.
«J'ai la forte impression que les choses se dégradent depuis quelques années, indique ainsi Gérald Larose, qui a présidé la Commission des états généraux sur la situation et l'avenir de la langue française au Québec, en 2001. Quand j'entends le président des jeunes libéraux s'exprimer en anglais [il y a deux semaines] et expliquer que c'est parce qu'on est une province bilingue, je me pose des questions. Si ce n'est pas clair dans sa tête qu'on est francophone, ce n'est certainement pas clair pour plusieurs personnes.»
M. Larose observe donc que «malgré tous les efforts, la langue française ne s'est pas encore imposée d'elle-même comme langue civique». Ayant fait ce constat, il revient aux recommandations de sa commission: élaborer une constitution québécoise qui donnerait au français «le statut légal le plus élevé qui soit, doublé d'une citoyenneté québécoise».
Au moins deux gros écueils subsistent à l'aube du trentième anniversaire: la question de la langue de travail et celle de l'immigration. «Il y a vraiment un plafonnement dans certains secteurs, explique Gérald Paquette, et la source du problème n'est pas nécessairement au Québec.»
«Il y a 30 ans, il fallait convaincre les gens du Québec de l'importance de faire du français la langue de travail. Aujourd'hui, ce sont des gens de l'extérieur. Ça change complètement la relation, et ça demande un travail de missionnaire auprès des entreprises situées en dehors du Québec», qui trouveraient plus simple d'utiliser une seule langue dans l'ensemble de leur réseau.
De son côté, Jean-Claude Corbeil note que le milieu du travail a de plus en plus tendance «à demander aux employés la connaissance de l'anglais, peu importe le type de travail qu'ils auront à effectuer. C'est comme si on revenait peu à peu à l'avant-1977. Ça crée notamment des problèmes avec les immigrants qu'on fait venir au Québec pour leur compétence en français, mais à qui la première chose qu'on demande quand ils arrivent, c'est s'ils parlent anglais...»
Louise Beaudoin croit qu'on pourrait régler en partie ce problème en imposant aux compagnies de moins de 50 employés les mêmes règles que celles prévues pour les 50 et plus. Actuellement, la loi 101 ne s'applique pas dans les petites entreprises, à qui on ne voulait pas imposer la lourdeur bureaucratique de la francisation -- le gouvernement pensait aussi que le fait d'agir sur les grands influencerait par ricochet les petits.
«Bien souvent, l'immigrant qui arrive au Québec va se trouver un emploi dans ces petites compagnies, dit-elle. Et là, on parle anglais [les chiffres indiquent que 39 % des immigrants travaillent en anglais]. Or, si on veut vraiment franciser le Québec et transmettre le message que cette langue mène à la prospérité économique, il faut agir à ce niveau aussi.»
Plusieurs pointent également du doigt le manque d'efforts faits par les gouvernements -- et Louise Beaudoin inclut le PQ -- pour la francisation des immigrants. «Les budgets n'augmentent pas, mais le volume oui, observe Pierre Georgeault, du CSLF. Alors ceux qui partent de zéro n'ont pas le temps d'apprendre beaucoup.»
Sur la question de l'affichage, les avis sont partagés: quand Gérald Larose remarque un laisser-aller, le CSLF estime que la situation est assez bonne. Jean-Claude Corbeil a fait une petite enquête sur la rue Sainte-Catherine, entre Bleury et Atwater: «À peu près tout le monde est respectueux de la loi. Par contre, comme on n'a pas vraiment d'emprise sur les raisons sociales [le nom du commerce], ça donne parfois l'impression d'un déséquilibre.»
Là comme ailleurs, le portrait est donc nuancé. Si on dit que le français va bien au Québec, on est forcé d'avouer du même souffle que la qualité générale de celui-ci n'est pas optimale (la commission Larose l'avait bien noté en ciblant les lacunes dans l'enseignement). Si on glisse que le Montréal de 2007 a un visage plus français qu'en 1977, il faut aussi reconnaître que certains secteurs de la ville contredisent cette image.
On parle certes davantage français au travail, mais il demeure qu'avancement et promotion riment encore avec anglais. Et si une majorité de Québécois reconnaît d'emblée le caractère essentiel de la Charte, l'OQLF relève qu'il «existe un réflexe d'adopter l'anglais rapidement quand un francophone parle avec quelqu'un qui a de la difficulté à s'exprimer en français. Comme si on envoyait le message qu'au Québec, ça peut être une ou l'autre des langues sans problème et sans préférence».
C'est un peu tout ça qui fait dire à Pierre Georgeault qu'on «aura toujours besoin d'un encadrement législatif de politique linguistique pour s'assurer que le français demeure la langue commune du Québec».


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