Souvenirs de Parthenais, octobre - décembre 1970

Crise d'Octobre '70 - 40e anniversaire

Souvenirs de Parthenais, octobre - décembre 1970 (1er épisode)
En septembre 1970, j’étais étudiant à l’Université de Montréal, en 3e année du bac à la Faculté des sciences sociales. Quand James Richard Cross est enlevé par le FLQ, le 5 octobre 1970, j’ai aussitôt participé à la fébrilité politique quotidienne entourant ce qu’on appelle la Crise d’octobre.
Arrêté dès la promulgation de la Loi des mesures de guerre, j’ai été prisonnier à Parthenais pendant 76 jours. À partir des notes prises en prison, voici mon témoignage en quelques épisodes; un document très factuel, et avec fort peu d’émotion, malgré la colère qui remonte encore à la gorge.
Je dédie ce texte à toutes celles et ceux qui ont été emprisonnés en octobre 1970, à mes amis qui ne sont plus là en ce 40e anniversaire de la Crise. Et je pige dans mes souvenirs surtout pour que les plus jeunes connaissent cette période de notre histoire et continuent collectivement à mener toutes les nécessaires batailles pour les droits démocratiques, la justice sociale, l’indépendance de notre peuple et la construction d’un pays solidaire.
André Lavoie
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Vendredi 16 octobre
Entre 5h et 7h du matin, c’est la perquisition de notre logement, au 3185, rue Barclay, app.6, à Montréal. Les policiers ont enfoncé la porte d’entrée, une seconde après avoir crié « police ». Il y avait alors dans le logement le sergent détective Charbonneau, du poste 15, Police de Montréal, ainsi que trois constables en uniforme (numéros matricule : 330, 797 et 713, je crois). D’autres policiers avec mitraillettes se tenaient à l’extérieur, ainsi que quelques soldats, dehors.
Je suis mis en arrestation, de même que Claire Dupont, militante CSN au cégep du Vieux-Montréal et Normand Marion, étudiant en droit à l’Université de Montréal.
Parmi mes objets personnels saisis lors de la perquisition, il y a : un dactylo, plusieurs posters, une boite de carton remplie de notes prises en 1967 et 1968 au pénitencier St-Vincent-de-Paul et à l’Institution Leclerc, une serviette brune, des tracts en lien avec les activités politiques à l’Université, des copies du Manifeste du FLQ, des copies du premier numéro du journal « Partisan du Québec libre », ainsi que mon portefeuille.
En arrivant à proximité du quartier général de la Sûreté du Québec, rue Parthenais, la voiture de police dans laquelle nous étions a été photographiée par un journaliste, à partir de sa voiture, immatriculée aux États-Unis. Les policiers qui nous conduisaient ont fait arrêter l’auto des journalistes, ils leur ont demandé leurs papiers et ont fouillé l’auto, puis nous sommes repartis et entrés par l’accès souterrain du quartier général, rue Fullum.
Après la séance d’identification et la prise des empreintes digitales, on nous a conduits dans une grande cellule, au 4e étage; nous étions alors quarante-trois personnes détenues dans cette pièce.
Un peu avant le souper, j’ai été transféré au 12e étage, cellule 12AGM5 du Centre de prévention. Pour le dîner et le souper, on nous a servi un sandwich au jambon ou au saucisson. Contrairement aux autres prévenus – les droits communs – les gardiens nous disent que nous n’avons pas droit aux différents items de la « cantine » : friandises, tabac, etc. Et nous ne pouvons pas sortir des cellules pour marcher dans la salle commune.
Au moment de mon arrestation, les policiers ont dit que Trudeau et son gouvernement avaient voté une Loi spéciale vers 3 heures cette nuit, loi qui permet à tout policier d’effectuer des arrestations et des perquisitions sans aucun mandat.
Au cours de la journée, nous avons pu apprendre quelques bribes d’informations : que l’ « état de guerre » était déclaré, ce qui signifierait que nous pouvons être détenus pendant au moins sept jours sans aucun recours juridique, sans comparution. Après cette période, il semblerait qu’une ou des accusations seraient portées contre ceux que la police voudrait garder en prison. Une de ces accusations serait quelque chose comme : « participation à un complot révolutionnaire ». Il est question de sentences de vingt et un jours, renouvelables indéfiniment et aussi de périodes de 90 jours d’emprisonnement.
Au cours de l’après midi, l’avocat Robert Sacchitelle a pris l’initiative de se présenter rue Parthenais; il a réussi à rencontrer brièvement Charles Gagnon – et possiblement un autre détenu - Au retour de cette visite, nous apprenons que, pour le moment, la Loi ne nous permettait pas de voir un avocat; mais Me Sacchitelle semble bien déterminé à poursuivre ses démarches; comme il n’est pas trop identifié aux milieux contestataires, peut-être sera-il en mesure de faire valoir les règles habituelles relatives au droit de rencontrer un avocat.
Il semble que les journaux et la radio ne parlent pas – ou très peu – des dernières arrestations. Il y en aurait eu 300 à Montréal. Au cours de la soirée, on entend CJMS dans l’aile où se trouve ma cellule; les bulletins d’information disent que l’état de guerre a été déclaré par Trudeau. Bourassa dit que la « situation » rendait cela nécessaire. Il y aurait eu des arrestations dans une quinzaine de villes au Québec. Et de temps à autre, il y a des messages électoraux commandités par le Parti Civique du maire Jean Drapeau.
Souvenirs de Parthenais 1970, 2e épisode

Qu’avais-je fais pour être arrêté le 16 octobre 1970?
Après quarante ans, je ne connais toujours pas les motifs précis.
Sans doute que j’étais dans « la liste » dressée par les corps policiers; j’avais été membre du FLQ (Vallières-Gagnon) en 1965-66. J’avais plaidé coupable à quatre accusations, été en prison de septembre 1966 à septembre 1968, puis libéré.
Le principal policier enquêteur dans le dossier du FLQ en 1966 était Julien Giguère, ce même policier qui était en charge de la section anti-terroriste de la police de Montréal en 1970. Il avait probablement oublié de rayer mon nom de « la liste »…
Depuis l’été 1970 j’étais actif dans le groupe Partisans du Québec libre, avec Charles Gagnon et une douzaine d’autres personnes. Ce groupe avait alors publié un premier numéro de son journal et préparait la tenue d’un colloque, en octobre, dans le but de regrouper plusieurs des organisations progressistes de cette époque. Bien sûr, ce colloque ne s’est jamais tenu!
Mais revenons aux souvenirs de Parthenais, du 17 au 20 octobre 1970.
André Lavoie
Samedi 17 octobre
Aujourd’hui, nous avons des repas chauds. Quelques prisonniers sont demandés pour interrogatoire. Les gardiens nous apportent notre première cantine peu après le souper.
Au cours de la soirée, nous avons droit à une marche d’une demi-heure, par groupe de douze, dans l’aire commune de l’aile 12 AG. Nous sommes présentement 46 ou 47 prisonniers dans cette aile; la capacité maximale est de 49 prisonniers. Ceux qui veulent prendre une douche peuvent le faire pendant la marche. Mais nous n’avons pas de vêtements de rechange.
Un gardien passe prendre les noms et numéros de téléphone d’une personne que chacun des prisonniers souhaite faire avertir de son arrestation.
Au cours de la soirée, on me demande de me présenter en avant de l’aile pour interrogatoire; finalement, il semble que les policiers « interrogateurs » sont trop fatigués pour ce soir. Nous sommes six prisonniers à revenir bredouilles en cellule.
Comme lecture, quelques vielles revues sont disponibles : Reader Digest, Je sais tout, Jours de France, Fortune, L’Express et quelques autres banalités peu intéressantes.
Et nous n’avons pratiquement aucune information sûre et vérifiable au sujet de ce qui se passe à l’extérieur de la prison.
Dimanche 18 octobre
En ce troisième jour de prison, un peu avant le dîner, j’ai été demandé pour un interrogatoire. Les policiers présents sont les sergents-détectives Rousselle et Aubin; j’ai réussi à obtenir quelques détails sur la « Loi de l’état de guerre » : il semble que tout mouvement, toute organisation qui vise à renverser l’ordre établi soit maintenant considéré comme hors la loi. Les autorités en place peuvent garder en prison toute personne arrêtée en vertu de cette Loi pendant une première période de sept jours, puis de vingt-et-un jours et enfin de quatre-vingt-dix jours et cela sans qu’aucun juge n’ait à intervenir.
Pour ce qui est de mon interrogatoire, je n’ai répondu qu’aux questions relatives à mon identification; j’ai précisé que je n’avais rien d’autre à ajouter. Les policiers n’ont pas insisté; ils ont noté que je refusais de répondre aux autres questions et ils m’ont ensuite laissé revenir à ma cellule après m’avoir indiqué que la police avait retrouvé, la veille en fin de soirée, le cadavre de Pierre Laporte. Cette information est confirmée par un bulletin de nouvelles de CJMS, le premier que nous avons pu entendre, vers 19h30. Il y avait aussi le message de sympathie de Robert Bourassa qui faisait appel à la solidarité de tous les Québécois; puis il y avait une description de deux individus, non identifiés, recherchés relativement aux enlèvements.
D’après un prisonnier qui revenait de son interrogatoire les policiers tiennent compte de deux facteurs pour déterminer la durée de notre incarcération.
1e : être membre ou sympathisant du FLQ;
2e : manifester l’intention d’appuyer le FLQ ou d’autres mouvements révolutionnaires après notre libération.
Si, après sa libération, quelqu’un était arrêté en vertu du deuxième point, il serait passible de cinq ans d’emprisonnement.
La plupart, sinon tous les prisonniers de notre aile sont maintenant passés à l’interrogatoire; un certain nombre d’entre eux a répondu à toutes les questions et quelques-uns ont signé leur déclaration dans l’espoir d’être libérés plus tôt.
Lundi 19 octobre
Journée morne; une seule nouvelle rumeur : les premières libérations se feraient demain et la plupart seraient libérés mercredi.
Nous verrons bien!
Mardi 20 octobre
Quatre prisonniers sortent de l’aile de détention au cours de l’après-midi; à l’heure du coucher ils ne sont pas encore revenus. Un autre est parti en fin de soirée avec ses effets personnels; la raison de son départ serait qu’il est âgé de moins de dix-huit ans.
Au retour d’un interrogatoire, un autre prisonnier nous raconte, un peu ahuri, que les policiers lui ont dit qu’une jeune fille arrêtée et interrogée, avait déclaré qu’il savait où James Cross était caché! Même s’il n’y a rien de fondé dans cette déclaration, il en déduit que cela ne va évidemment pas l’aider à être libéré au cours des prochaines heures!
Les gardiens nous passent la feuille à remplir pour commander notre deuxième cantine depuis les arrestations.
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Le premier épisode des "Souvenirs de Parthenais" a été publié le 6 octobre 2010.
La suite au cours des prochains jours.
Souvenirs de Parthenais, octobre - décembre 1970 (3e épisode)
Le 21 octobre 1970, nous sommes en fin de campagne électorale à Montréal; le maire Drapeau persiste dans sa vision apocalyptique des événements; il annonce que « le sang va couler dans les rues » si le FRAP est élu! Il voit le FRAP comme la caution morale du FLQ.
La CSN, la FTQ et la CEQ tiennent un congrès conjoint où ils condamnent les gestes du FLQ ainsi que le terrorisme policier et militaire des gouvernements.
À Parthenais, Charles Prévost ainsi que trois prisonniers Vietnamiens passent une journée au cachot, en guise de punition pour leur « mauvaise conduite »!
Le 23 octobre c’est le début de la grève générale de la faim pour dénoncer nos conditions de détention et la privation de nos droits élémentaires.
Voici donc mes souvenirs de Parthenais, du 21 au 24 octobre 1970.
André Lavoie
Mercredi 21 octobre
Les quatre prisonniers sortis de l’aile hier, reviennent avant le souper; ils ont eu droit à 24 heures de cachot parce qu’ils auraient été trop « bruyants »! En réalité, hier, la plupart des prisonniers avaient spontanément manifesté leur insatisfaction en frappant sur les barreaux des cellules avec différents objets : ustensiles, souliers, crayons. Quatre parmi nous, Charles Prévost et trois Vietnamiens n’avaient pas réalisé que les gardiens étaient entrés dans l’aile et cherchaient des « coupables ». Voila pourquoi les quatre dangereux « émeutiers » ont été placés en isolement pendant une journée.
Peu après le souper, deux prisonniers partent avec tous leurs biens; probablement qu’ils seront libérés. Au cours de la journée, trois ou quatre prisonniers ont été interrogés pour une deuxième fois. Et nous avons reçu la cantine : cigarettes, gomme, chips, pâte à dent. On ne peut guère abuser de ces petites « jouissances »; les quantités sont limitées et la plupart des prisonniers ne sont arrivés à Parthenais avec seulement quelques dollars en poche et certains n’avaient que de la petite monnaie. Alors, les plus fortunés commandent pour ceux qui sont cassés!
Jeudi 22 octobre
Sept ou huit prisonniers sont libérés vers trois heures cette nuit. Quelques autres sont interrogés à nouveau au cours de la journée.
Autre nouvelle rumeur : les recherches de la police visent à trouver 300 membres du FLQ et environ 2000 sympathisants. Jusqu’à maintenant, presque toutes les rumeurs se sont avérées complètement fausses ou, à tout le moins, grossièrement exagérées.
Par la suite, j’ai appris que cette dernière rumeur provenait d’une entrevue accordée à un journaliste de Vancouver par Jean Marchand, alors ministre fédéral de l’Expansion économique régionale. Il mentionnait aussi que les felquistes au sein du FRAP passeraient à l’action, avec des bombes et d’autres enlèvements, lors des élections municipales à Montréal, le 25 octobre.
Vendredi 23 octobre
Ce midi, début de la grève générale de la faim.
Résultat : au cours de l’après-midi et de la soirée, tout le monde prend la récréation en même temps et nous prenons pour la première fois le souper sur les grandes tables de la salle commune et non dans nos petites cellules. C’est un changement important dans notre routine quotidienne. Mais nous avons bien l’intention de poursuivre la grève pour l’amélioration de l’ensemble de nos conditions de détention, le droit de voir un avocat, de recevoir des journaux, des copies de la Loi des mesures de guerre et autres informations, dont les raisons et les faits pour lesquels nous sommes emprisonnés, ainsi que le droit de recevoir de la visite.
Au cours des jours précédents, il y avait eu quelques tentatives de grève de la faim, mais sans résultat, à chaque fois il y avait des récalcitrants ou d’autres dont la santé était plus fragile. J’étais d’avis que la seule façon d’obtenir quelques concessions des gardiens nécessitait que tous les prisonniers fassent la grève; le vote a été pris dans l’aile AG et ce fut un résultat unanime en faveur de la grève.
Au cours de la soirée, six prisonniers, dont Serge Mongeau, ont été libérés. Nous sommes encore 31 dans l’aile après une semaine d’incarcération. Dès que nous savons que des prisonniers seront libérés, plusieurs en profitent pour leur demander de transmettre des messages à nos familles, à nos proches. Depuis une semaine, je n’ai eu accès à aucune communication directe avec l’extérieur de la prison.
Pratiquement pas d’informations radiophoniques aujourd’hui, sauf l’éditorial de CJMS au réveil…Tout un cadeau!
Samedi 24 octobre
Cinq libérations et quelques interrogatoires
Deux ou trois bulletins d’information à la radio; des mandats d’arrestation auraient été émis contre cinq individus, dont Marc Carbonneau et Paul Rose, soupçonnés d’avoir participé aux enlèvements.
Nous passons presque toute la journée à l’extérieur des cellules : jeux de cartes, échecs, etc. La vie « normale » du prisonnier en attente de procès!
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Souvenirs de Parthenais, octobre - décembre 1970 (4e épisode)
Aurons-nous droit au peloton d’exécution ?
Le 27 octobre 1970, Réal Caouette, chef du Ralliement des créditistes et député à Ottawa prononce un discours devant un club social; il suggère que Vallières, Gagnon et Chartrand soient envoyés au peloton d'exécution et passés par les armes l'un après l'autre, « de façon à permettre au suivant de dévoiler ses secrets ».
Par ailleurs, une nouvelle plus encourageante : la création d'un Comité d'aide aux personnes arrêtées en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, ayant comme objectif
d’assurer les contacts essentiels entre les détenus et leurs proches, voir aux besoins essentiels des familles concernées, porter à la connaissance du ministre de la Justice toute irrégularité constatée, etc.
Du 25 au 30 octobre, au moins une douzaine de prisonniers sont libérés ; dans mes « Souvenirs », je mentionne leurs noms, selon ce que j’ai noté à l’époque. Il se peut que certains noms aient été oubliés ou que je n’aie pu constater certains départs ; je m’en excuse mais ne reste pas moins solidaire de toutes ces personnes que j’ai connues – ou reconnues – durant ces mémorables 76 jours de prison.
André Lavoie
Dimanche 25 octobre
Aucune libération; il doit y avoir une journée de congé pour les flics…
Mais quand même quelques interrogatoires; il doit y avoir quelques flics en temps supplémentaire…
Le Parti civique de Jean Drapeau remporte les élections municipales; il obtient tous les sièges et le FRAP n’en récolte aucun. Mais la participation au vote est à 53%, selon ce qu’on entend.
Lundi 26 octobre
Deux départs à l’heure du dîner; des Vietnamiens : Loc et Tran. Je suis content pour eux; tout ce qu’ils ont fait, c’est de militer pour mettre fin à la guerre au Vietnam et pour que les Américains laissent les Vietnamiens décider du sort de leur pays.
Un prisonnier qui était au 13e étage est transféré dans notre aile. Avant le souper, sept personnes arrêtées au cours des derniers jours arrivent au 12AG.
Cet après-midi, les policiers me reçoivent pour un deuxième interrogatoire. Ils me montrent le rapport du premier interrogatoire; outre mon nom et mon adresse, c’est écrit en grosses lettres : REFUSE DE RÉPONDRE. J’ai réitéré que je n’avais rien d’autres à dire et que voulais voir un avocat. Demande restée sans réponse.
Mardi 27 octobre
Trois départs après le dîner, deux autres après le souper, dont Gaston Collin, Yannick Shuit, et Jean-Marie Da Silva.
Me Bernard Mergler peut rencontrer un de ses clients; quelques autres avocats ont pu faire de même, suite à la demande que nous avions exprimée sur un formulaire où nous indiquions notre choix.
Trois représentants de la Ligue des droits de l’homme, dont Jacques Hébert, éditeur et grand ami de PE Trudeau, viennent à Parthenais et sont autorisés à rencontrer des prisonniers.
En fin de soirée, nous pouvons prendre une « marche » sur le toit au 13e étage de la prison, dans une espèce de cour avec vue sur la ville de Montréal mais solidement entourée de barreaux.
Mercredi 28 octobre
Aucune libération aujourd’hui, mais on nous déménage du 12e au 11AG, histoire de mieux regrouper les prisonniers; en ce moment, nous serions encore 138 à Parthenais.
Je rencontre brièvement les représentants de la Ligue des droits de l’homme; quelques jours auparavant, ma mère avait pris l’initiative de téléphoner à Jacques Hébert pour lui signaler qu’elle ne comprenait pas que je sois en prison depuis une dizaine de jours et aussi pour lui demander que je puisse avoir des bas spéciaux de rechange, nécessaires pour ma prothèse (jambe artificielle). Depuis ce matin, la grève de la faim est presque générale au 11AG; elle dure depuis dix jours pour certains et depuis trois à cinq jours pour les autres.
Jeudi 29 octobre
Jean Cournoyer est assermenté comme ministre du Travail, en remplacement de Pierre Laporte.
Un nouveau prisonnier arrive au 11AG, Raymond Sabourin, arrêté dans la région de Québec.
Six libérations après le souper et en début de soirée, dont Michel Viau, Gilles Gagliardi, Michel Garneau, René Bataille, Robert Lachance et Gilles Toupin. Nous sommes encore dix-huit prisonniers dans le 11AG.
Les rencontres avec les avocats commencent à se faire plus fréquentes.
Une information qui a réussi à se rendre à nos oreilles serait qu’une des raisons justifiant la Loi des mesures de guerre repose sur la menace d’un « putsch » de la part d’une douzaine de personnalités publiques dont, Claude Ryan, René Lévesque et les chefs des centrales syndicales…
Vendredi 30 octobre
Vers 16 heures, je rencontre mon avocat, Me Robert Sacchitelle. D’après les informations qu’il a pu obtenir il se montre optimiste et mentionne qu’il est presque assuré que je serai libéré d’ici vendredi prochain. Selon lui, un nombre limité d’accusations sera porté et non en vertu de la Loi des mesures de guerre mais selon les procédures habituelles telles que sédition ou conspiration.
Une seule libération aujourd’hui, Loyola Leroux.
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Les trois premiers épisodes ont été publiés les 6, 8 et 13 octobre. Voir plus bas dans cette page du blogue pour en prendre connaissance.
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Souvenirs de Parthenais, octobre - décembre 1970 (5e épisode)
La Loi des mesures de guerre me réveille…
Hier, 16 octobre 2010, à 05h15, je me réveille, ouvre l’œil, tend l’oreille : pas de porte défoncée comme il y a quarante ans, à pareille heure!
Habituellement, j’ai la chance de toujours dormir comme une bûche, mais là, comment l’expliquer, ma mémoire m’a réveillé en sursaut…
Heureusement, je retrouve le sommeil; après tout, il n’y a pas trop de problèmes au Québec; bien sûr, un certain nombre de magouilles autour et avec ceux qui nous gouvernent et l’espoir de construire ce pays, qui navigue, pour le moment, au ralenti.
Deux heures plus tard, en me réveillant pour de bon, je me dis que ce réveil hâtif est peut-être un signe précurseur : d’autres vont aussi se réveiller, des milliers et plus, et plus, qui diront comme Gaston Miron dans La Batèche,
Vous pouvez me mâter, m’enfermer, me bâillonner
_ Avec votre argent en chien de fusil
_ Avec vos polices et vos lois
_ Avec vos cliques et vos claques
_ Je vous réponds
_ NON
Et cette fois ce sera un NON qui se transformera en OUI!
Revenons à 1970, du 31 octobre au 4 novembre.
André Lavoie
Samedi 31 octobre
Une copie de La Presse du 29 octobre nous arrive par hasard. En fait, c’est grâce à la bienveillance d’un prisonnier de droit commun qui nous l’a fait parvenir au moyen d’un « cheval » lancé de l’extrémité de l’aile adjacente, le 11AD. En argot de prisonnier, le « cheval » pourrait se définir comme le moyen d’acheminer un objet d’une cellule à une autre en l’attachant au bout d’une corde et en le lançant avec force dans la direction voulue. Il faut parfois plusieurs essais avant de réussir, tout en prenant les précautions pour ne pas se faire voir par un gardien. Après quinze jours de « tôle », les trucs du métier de prisonnier commencent à s’inculquer!
Selon ce qu’on peut lire, la plupart des hommes politiques en place semblent avoir complètement perdu les pédales en radotant leur épouvantail d’une insurrection appréhendée.
Depuis hier, on nous a informé que nous aurions dorénavant droit à une visite par semaine et à recevoir un maximum de cinq livres. Mais pas encore le droit à des appels téléphoniques ni à écrire ou recevoir des lettres.
Ce soir, un grand privilège, nous avons droit à la télévision pour le hockey.
Personne n’a été libéré et aucune accusation n’a encore été portée.
Dimanche 1er novembre
Cet après-midi, libération de Marcel Desjardins.
En soirée, récréation dans la cour du 13e étage.
Lundi 2 novembre
Maman s’est organisée pour me rendre visite cet avant-midi ; elle ne se laisse pas abattre et garde son optimisme habituel. Elle a demandé à la direction de rester plus longtemps à la visite ; on lui accorde une heure parce vient de loin (quatre heures en train).
Les hélicoptères vont et viennent toute la journée. Une rumeur, provenant d’un avocat, veut que des accusations seront portées demain contre ceux qui seront encore emprisonnés.
En soirée, huit départs : Jean Gagnon, Jean-Marie Cossette, Jean-Guy Lefebvre, Gilles Verrier, Jean Lorrain, Michel LeSiège, Marcel Barbeau et Raymond Sabourin.
Nous restons huit dans l’aile 11AG
Mardi 3 novembre
J’ai droit à un examen médical, même si je n’avais rien demandé en ce sens ; selon le médecin, tout va bien. En effet, moi, ça va, c’est la démocratie qui est malade.
En après-midi, nous sommes transférés au 13AD.
Ce soir, plusieurs libérations, dont Jacques Desormeaux, Jean Cusson, Serge Nadeau, Louis Beaulieu, Bernard Mataigne, Steve Albert, Pierre Marcil et Stanley Gray.
Un bulletin d’information affirme que des accusations seront portées jeudi.
Je reçois un colis - bien sûr ouvert et vérifié pour s’assurer qu’on n’y trouve pas une lime permettant de scier les barreaux… - contenant des vêtements, dont un chandail de laine, fort bienvenu car il ne fait pas très chaud ici. Ce colis était une gracieuseté d’un collègue de l’université.
Mercredi 4 novembre
Six nouvelles arrestations ont été faites à Montréal ; la police dit que c’est le démembrement d’une cellule de « financement et de propagande » du FLQ ; ils doivent comparaître demain.
En fin de soirée, une visite toute spéciale : le directeur de la prison vient avertir ceux qui sont appelés à comparaître en Cour demain après-midi.
Je peux téléphoner à mon avocat, Me Robert Sacchitelle ; contrairement à ce qui se fait normalement, il n’a aucune indication précise sur la nature des accusations qui seraient portées. Il est possible que ce soit une accusation de sédition ou de trahison, ou encore que la comparution s’effectue dans le cadre de l’enquête du coroner sur la mort de Pierre Laporte.
Nous n’entrons dans nos cellules que vers 23h30 ; après vingt jours sans savoir qu’est-ce qui nous attend, c’est le petit « privilège » qu’ils jugent bon de nous accorder la veille de notre passage en Cour !
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Souvenirs de Parthenais, octobre - décembre 1970 (6e épisode)
Membre de l’association illégale, voila l’accusation portée contre la plupart des personnes encore emprisonnées.
Le séjour à Parthenais prend maintenant une autre signification ; avant, c’était d’abord l’espoir d’être libérés, cet espoir est toujours présent mais il faudra d’abord préparer notre défense et gagner nos procès. Ca risque d’être toute une bataille, d’autant plus que la Loi Turner, (Bill C-181, Loi prévoyant des pouvoirs d’urgence provisoires pour le maintien de l’ordre public au Canada) permet de mettre en preuve des actes antérieurs à la promulgation de la Loi et fait porter sur l’accusé, et non sur la poursuite, le fardeau de la preuve !
Et puis, derrière notre carapace de militant, on s’ennuie quand même de la vie en liberté. Au cours des premières semaines, pour nous tenir le moral, il y a eu de ces moments qui nous redonnent le goût de ne jamais lâcher, la lecture d’un poème, la voix chaude de Michel Garneau , une chanson de lutte et d’amour, Le temps des cerises…
À partir du 6 novembre, mon ami Larue-Langlois a pris le relais avec ses poèmes. J’ai eu le plaisir de prendre connaissance de presque toutes les premières versions. Dès la fin de janvier 2011, le recueil Plein cap sur la liberté a été publié aux Éditions K, j’en reproduis ici quelques extraits.
André Lavoie
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Jeudi 5 novembre
Comparutions vers 15h30 ; je suis accusé, de même qu’une trentaine d’autres personnes, d’être membre de « l’association illégale » en vertu de la Loi des mesures de guerre.
Il y a eu aussi cinq accusations pour conspiration séditieuse contre Jacques Larue-Langlois, Robert Lemieux, Pierre Vallières, Charles Gagnon et Michel Chartrand.
Aucun cautionnement n’est accordé.
Suite aux comparutions, ceux qui faisaient encore la grève de la faim recommencent à manger étant donné que nous en avons vraisemblablement encore pour plusieurs semaines avant que la situation juridique soit totalement précisée. Ce qu’on entend c’est que tant que les ravisseurs de Cross et Laporte ne sont pas arrêtés, nous resterons en prison.
Voici la liste des trente-six personnes qui ont alors été mises en accusation :
Jean-Luc Arène
_ Élaine Audet
_ Lise Balcer
_ Pierre-Marc Beauchamp
_ Jean Boisjoly
_ Pierre-Louis Bourret
_ Jean-François Brossin
_ Pierrre Carrier
_ Pol Chantraine
_ Michel Chartrand
_ Gilles Cormier
_ Raymond Cormier
_ Ginette Courcelles
_ Jocelyne Despatie
_ Andrée Ferretti
_ Charles Gagnon
_ Jacques Geoffroy
_ Gérard Lachance
_ Robert Langevin
_ Jacques Larue-Langlois
_ André Lavoie
_ Côme LeBlanc
_ Robert Lemieux
_ Jean-Jacques Leroux
_ Gilles l’Espérance
_ Gérard Pelletier
_ Lise Rose
_ François Roux
_ Clément Roy
_ Luc Samson
_ Daniel Séguin
_ Bertrand Simard
_ Normand Turgeon
_ Arthur Vachon
_ Pierre Vallières
_ Frederick Vickerson
Vendredi 6 novembre
Au moins, nous savons un peu à quoi nous en tenir, après les accusations d’hier. Bien que ce ne soit pas évident de prévoir une « défense » à l’accusation d’être membre de l’association illégale. Cette association n’est même pas nommée dans l’acte d’accusation ; et si c’est le FLQ, je ne pense pas qu’il n’y ait eu de carte de membre distribuée ou vendue à quiconque !
Voici exactement ce que dit l’acte d’accusation :
No 70-6719
Cour du Banc de la Reine (Juridiction criminelle)
_ À Montréal, district de Montréal
Le 16 octobre 1970, était ou a déclaré être membre de l’association illégale, contrairement aux dispositions de l’article 4A) du Règlement de 1970 concernant l’ordre public.
Cet acte d’accusation est porté selon les dispositions de l’article 489 du Code criminel.
Daté du 5 novembre 1970
Les procès doivent débuter le 7 janvier 1971.
Extraits de Plein cap sur la liberté, de Jacques Larue-Langlois
Vingt-deuxième jour, 6 novembre 1970
vivre debout
_ ne coûte jamais trop cher
_ et le serf qui s’est levé
_ est à jamais plus fort
_ que les maîtres qu’il n’a plus
_ il a crié la vie
que me sont ces cent jours
_ derrière mes barreaux
_ si cent hommes en ont conscience
_ qui ne vendent plus leur silence
_ si l’opprimé se lève
_ face à son oppresseur

Soixante-cinquième jour, 19 décembre 1970
dans le monde où je veux vivre
_ chacun est égal…à sa chacune d’abord
_ et personne n’appartient qu’à soi-même
_ les passions s’expriment sans crainte
_ parce qu’elles participent toutes de l’amour
_ et que liberté est née en même temps qu’égalité
dans le monde où je veux vivre
_ la chaîne des conneries est enfin brisée
_ le pouvoir appartient à tous
_ et la loi est au service de chacun
_ les prisons sont vastes entrepôts de bière
_ et les flics recyclés barmen à gogo
_ dans des buvettes publiques où tout est gratuit

Après deux mois de prison dans les conditions offertes à Parthenais, ça devenait salvateur à la fois de rêver et un peu de déconner. Mais toutes ces paroles en forme de poèmes, resteront pour moi celles d’un inoubliable compagnon de cellule et d’un militant avec qui partager les luttes quotidiennes devenait une source d’inspiration et un vibrant appel pour obtenir et construire toutes nos libertés.
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Les cinq premiers épisodes des Souvenirs d'octobre 1970 sont parus sur ce blogue entre le 6 et le 17 octobre 2010
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Souvenirs de Parthenais, 7e et dernier épisode
Québec 1970 – territoire occupé… à libérer !
En liberté après 76 jours sous la Loi des mesures de guerre
Mais combien de jours encore avant que le Québec devienne complètement libéré?
25 décembre : le MDPPQ organise une manifestation autour de la prison de Parthenais pour demander la libération de toutes les personnes encore détenues. Par certaines des fenêtres, nous apercevons les manifestants, quelques drapeaux des Patriotes. On apprend que Pierre Bourgault et René Lévesque sont présents.
28 décembre : la cachette de Paul et Jacques Rose, ainsi que Francis Simard a été découverte au sous-sol d’une maison de St-Luc, en Montérégie. Avant de se livrer à la police, ils ont demandé, par l’intermédiaire du Dr Jacques Ferron, que tous les prisonniers en vertu de la Loi des mesures de guerre puissent être libérés sous cautionnement.
29 décembre : nos avocats sont informés que la plupart d’entre nous pourront obtenir des cautionnements au cours des prochains jours. Le montant de ma « rançon » - une somme particulièrement élevée pour l’époque - est établi à 5000$ par les procureurs de la Couronne (Me Gabriel Lapointe et Bruno Pateras).
Nous mettons alors fin à notre grève de la faim.
Mon frère Rock et mon amie Claire Dupont prennent en charge la « guignolée du cautionnement » ; rien n’est refusé, les pièces de 25 cennes, les billets de 1$ et 2$. Une bonne partie du 5000$ a résulté de prêts personnels de 100$ ou 150$ ; un seul prêt plus substantiel : 2300$, avancé par un homme d’affaire nationaliste qui ne me connaissait pas personnellement, mais qui voyait là une façon de s’opposer à la répression.
31 décembre : quatre des prisonniers, accusés de conspiration séditieuse, se voient refuser tout cautionnement ; il s’agit de Michel Chartrand, Robert Lemieux, Pierre Vallières et Charles Gagnon. Avant de quitter Parthenais, nous leur promettons de ne surtout pas rester inactif en soutenant la « guérilla judiciaire », par la présence lors des procès, manifestations devant le Palais de Justice et devant le Parlement de Québec, ainsi que l’organisation du spectacle Poèmes et chants de la résistance prévu pour le 24 janvier 1971, au Gésu.
Ces soixante-seize jours d’emprisonnement, privés des droits habituels et dans des conditions fort pénibles, n’avaient pas réussi à nous empêcher de vouloir « continuer le combat ».
Au cours de l’après-midi du 31 décembre, dans la fébrilité d’une veille de congé du Jour de l’An, les montants requis pour les cautionnement sont déposés aux greffes du Vieux Palais de Justice.
Nous serons une trentaine à pouvoir réveillonner avec nos familles et nos proches, à renouer avec la liberté individuelle, mais quand même assignés à comparaître « pro forma » le 7 janvier 1971 devant le Juge des Sessions de la Paix, à Montréal. Deux divisions des Assises sont réservées pour entendre l’ensemble des procès, dont une division aménagée au quartier général de la Sûreté du Québec, au 1701 rue Parthenais. Avec, en prime, la promesse de tenir les procès dans des cages de verre si les personnes accusées en vertu de la Loi des mesures de guerre se permettaient de faire du grabuge !
L’armée doit se retirer du Québec à partir du 4 janvier 1971, mais la Loi d’exception sur les pouvoirs d’urgence reste en vigueur.
Climat de répression en cette veille de 1971, mais aussi climat de libération.
Et conscients cette fois du prix de la lutte
Il faudra nous battre de plus belle
Mais si amour nous montre le chemin
Si nous sommes unis dans le combat
La victoire ne fait aucun doute
« Plein cap sur la liberté », Jacques Larue-Langlois

Leurs prisons ne m’ont pas « cassé », elles m’ont forgé le caractère, accru la patience, affûté la clairvoyance, banni les soumissions, enfoncé mes racines et donné à chacun de mes pas le sens de la liberté.


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2 commentaires

  • Laurent Desbois Répondre

    13 février 2011

    Tout un témoignage!!!!
    Merci!!!

  • Jacques Bergeron Répondre

    13 février 2011

    Tous les enfants du Québec devraient lire ce témoignage d'un événement «historique» et «honteux pour le Canada». Souvenons-nous qu'il était l'affaire de Pierre «Elliot» Trudeau,de Robert Bourassa et de leurs complices, et «d'individus collaborateurs» avec les Anglais,comme le furent Jean Chrétien, John-James Charest et celles et ceux qui ont concuru au vol d'un pays aux Québécoises et aux Québécois, en 1995, mais aussi au monde entier.Mon épouse et moi aurons l'occasion de farterniser avec une prisonnière d'octobre dans quelques jours avec laquelle nous échangerons sur ce texte. Nous nous souviendrons de nos amis, Jean-Marie Cossette, Andrée Ferretti, Raymond Sabourin et René Bataille , entre autres, qui ont connu les affres de Parthenais par la grâce d'Elliot-Trudeau, de Robert Bourassa et de leurs nombreux complices.Je dis un très grand merci à André Lavoie de nous avoir permis de lire ce texte émouvant et historique que je ferai parvenir à mes 12 petits-enfants. Jacques Bergeron Ahuntsic, Montréal