C’est le 6 décembre 2000. À l’hôtel de ville de Hull, la Commission Larose entend les présentations sur la situation du français dans l’Outaouais. Le Comité d’action francophone du Pontiac (CAFP) témoigne de la difficulté de vivre en français, voire de la discrimination pure et simple qu’éprouvent parfois les francophones dans cette municipalité régionale de comté (MRC) à majorité de langue anglaise. Son porte-parole relève en terminant que les francophones du Pontiac ont souvent appelé au secours, mais en vain. Puis il lance aux commissaires : « Espérons que cette fois sera la bonne ! »
À la fin des témoignages, Gérald Larose salue bien bas la persistance des francophones dans l’adversité. « On est fait fort ! » tonne-t-il en point d’orgue. Gros applaudissements. Sauf que le rapport Larose n’a rien proposé, lui non plus, pour contrer l’anglicisation dans le Pontiac ou l’Outaouais. Ni ailleurs au Québec.
Un livre indispensable
Le CAFP a fait publier par après l’excellente étude de Luc Bouvier, Les sacrifiés de la bonne entente : histoire des francophones du Pontiac (2002). Bouvier décrit avec brio le pourquoi et le comment de l’assimilation qui sévit dans ce coin magnifique du Québec où, sur le plan linguistique, l’on se croirait pourtant en Ontario. Lui aussi souligne l’inaction persistante de nos haut placés devant cet état de fait.
La Société Pièce sur pièce et L’Action nationale viennent de rééditer ce livre indispensable, augmenté de nouvelles données sur la situation du français. On y apprend que, dans le Pontiac, l’anglicisation des francophones est passée de 8 % en 1971 à 12 % en 2001, puis à 16 % en 2016. Et que le bilinguisme a grimpé jusqu’à 85 % parmi les francophones, tandis qu’il stagne à 28 % parmi les anglophones
Cela m’a porté à interroger les résultats du tout dernier recensement. En 2021, le Pontiac comptait 5 737 francophones selon la langue maternelle, mais 4 691 selon la langue d’usage actuelle à la maison, ce qui représente un taux d’assimilation de 18 %. Le bilinguisme a atteint 88 % parmi les francophones, mais croupit toujours à 27 % chez les anglophones. L’anglais demeure la langue commune du Pontiac.
La chute du français dans l’Outaouais
J’ai ensuite examiné l’ensemble de l’Outaouais. Plus de 85 % de sa population réside dans la Région métropolitaine de recensement (RMR) de Gatineau, formée pour l’essentiel de la Ville de Gatineau et de la MRC périurbaine des Collines-de-l’Outaouais. Le reste habite les MRC surtout rurales de Papineau, La Vallée-de-la-Gatineau et Pontiac.
Depuis 2001, le poids du français, langue d’usage, dans l’Outaouais a chuté de 79,9 % à 73,9 %, soit une perte de 6 points de pourcentage en vingt ans, dont 3,2 points au profit de l’anglais et 2,8 au profit des autres langues. L’Outaouais s’anglicise, donc. Rapidement.
Le poids des langues parmi sa population rurale, prise dans son ensemble, n’a toutefois pas changé. Une croissance démographique plus élevée dans la MRC de Papineau, à 93 % francophone, a compensé l’assimilation des francophones dans le Pontiac et La Vallée-de-la-Gatineau. L’anglicisation de l’Outaouais se trouve ainsi propulsée par celle de la RMR de Gatineau. Plus précisément, par l’anglicisation de son noyau urbain, la Ville de Gatineau, qui compte plus de 82 % de la population métropolitaine.
Gatineau s’anglicise à tour de bras
Depuis 2001, le poids du français, langue d’usage, a chuté de près de 9 points à Gatineau, alors que le poids de l’anglais a augmenté de près de 5 points et celui des autres langues, de près de 4 points (voir notre tableau). Et cela s’accélère. Durant 2001-2006, la population anglophone s’est accrue presque deux fois plus vite que la population francophone. Durant 2006-2011, trois fois plus vite. Durant 2011-2016, sept fois plus vite. Et durant 2016-2021, 27 fois plus vite. En effet, de 42 270 en 2016, les anglophones sont passés à 51 672 en 2021, un bond de 9 402 ou 22,2 %, pendant que les francophones, de 212 513 en 2016, n’ont augmenté que de 1 732 ou 0,8 %.
La frousse indépendantiste passée, Gatineau attire des Ontariens par du logement moins cher qu’à Ottawa. Durant 2016-2021, la RMR de Gatineau a gagné 2 328 anglophones et 760 allophones, langue maternelle, dans ses échanges migratoires avec le Canada anglais. Mais la hausse du pouvoir d’assimilation de l’anglais dans la RMR contribue autant, sinon davantage à l’essor de l’anglais comme langue d’usage dans son noyau urbain.
Le taux d’anglicisation nette des francophones dans la RMR de Gatineau est passé depuis 2001 de 1 à 3 %. Il s’élevait à 5 % en 2021 parmi les 25 à 34 ans, une dynamique haussière semblable à celle qui sévit dans l’Île de Montréal. En même temps, la part du français dans l’assimilation des allophones reste bloquée au niveau du 56 % atteint en 2001. Par conséquent, le nombre net d’anglophones, langue d’usage, recrutés par voie d’assimilation dans la RMR a bondi de 5 168 en 2001 à 14 631 en 2021, alors que le gain correspondant pour le français n’est passé que de 866 à 2 506.
Le bilinguisme dans Gatineau a évolué de façon semblable. Entre 2001 et 2021, il a progressé de 66 à 68 % parmi les francophones, langue maternelle, mais chuté de 63 à 55 % parmi les anglophones. Chez les jeunes adultes, ces tendances inverses revêtent une ampleur phénoménale. Parmi les 20 à 39 ans en 2021, la connaissance de l’anglais a atteint 82,3 % chez les francophones, tandis que celle du français s’est effondrée à 52,8 % chez les anglophones. L'écart de 30 points en faveur de la connaissance de l’anglais laisse facilement deviner quelle langue se parle de plus en plus entre jeunesses francophone et anglophone à Gatineau.
La vision de Trudeau père
Du temps où Trudeau père bulldozait le cœur de ce qui est devenu la nouvelle ville de Gatineau, le maire Marcel D’Amour demandait à ses commettants s’ils étaient en faveur de la venue d’édifices fédéraux à Hull et du renforcement de son caractère français. Deux perspectives évidemment incompatibles. Mais au moins les élus municipaux faisaient-ils semblant, alors, de se préoccuper de l’avenir du français. Aujourd’hui, seuls comptent les intérêts des développeurs. Et l’argent n’a pas de langue. Gatineau se réduit à toute allure à une simple extension d’Ottawa. La vision de Trudeau père se réalise.
La loi 96 proclame, sur papier, le français langue commune du Québec. Mais ne contient rien pour ébranler le statut réel de l’anglais en tant que langue commune entre anglophones et francophones. Surtout pas de nouvelle clause Québec, pour troubler de futurs Michael Rousseau. Strictement rien, quoi, pour stopper l’anglicisation de l’Outaouais.
Ça fait beaucoup de sacrifiés de la bonne entente.