Réalignement canadien

Dans un cas comme dans l’autre, le Canada auquel nous étions habitués n’existe plus vraiment.

Indépendance - le peuple québécois s'approche toujours davantage du but!


Mathieu Bock-Côté, Échos Montréal, vol.18, no.4, avril 2011, p.5
Depuis 2004, le Canada vit sous le règne de gouvernements minoritaires. Des commentateurs plus ou moins avisés en ont conclu que les Canadiens préféraient cette formule à celle des gouvernements majoritaires, parce qu’elle leur donnerait apparemment une meilleure emprise sur les affaires publiques.
Cela n’a aucun sens. Sans exagérer la partisanerie, on peut croire que les électeurs préféreraient voir leur parti exercer un gouvernement majoritaire. Il n’existe pas une telle chose qu’un « électeur idéal » qui transcenderait les formations présentes sur la scène politique et qui déciderait à l’avance d’un équilibre idéal des forces à la chambre des communes.
Mais alors, comment expliquer ce dérèglement du régime politique canadien, d’autant plus que le système parlementaire britannique était historiquement reconnu pour la stabilité gouvernementale qu’il parvenait à assurer ? Faut-il y voir une simple conjonction de circonstances hasardeuses qui auraient malencontreusement concouru à la déstabilisation de la politique fédérale ?
Bien sur que non. Il faut plutôt voir là le symptôme d’une crise politique profonde qui traverse un pays fortement divisé en blocs régionaux de plus en plus étrangers les uns aux autres et ne parvenant plus à refaire sa cohérence politique. Un pays fracturé intimement, et qui peine à retrouver les éléments d’une coalition majoritaire. L’éclatement de la polarisation politique en est le symbole le plus visible.
Pendant longtemps, le Parti libéral du Canada fut le « natural governing party ». Il rassemblait un électorat composé des élites progressistes, des nombreuses composantes de la bureaucratie fédérale, d’un électorat québécois qui lui servait de bastion, des francophones hors Québec et des nombreuses communautés ethniques. Il est ainsi parvenu à fabriquer une « idéologie canadienne », le trudeauïsme, fait de multiculturalisme et de chartisme, qui a servi de religion civile pendant quelques décennies.
Aujourd’hui, le Parti conservateur convoite le titre de « natural governing party ». S’il a d’abord cherché à construire sa coalition autour d’une alliance entre le réformisme de l’Ouest, le conservatisme tory et le nationalisme québécois, le refus de ce dernier d’entrer dans une grande alliance conservatrice fait en sorte qu’il espère désormais construire sa majorité directement au Canada anglais, en ravissant aux libéraux l’appui de certaines communautés ethniques et en misant aussi sur l’ajout de comtés dans les provinces anglophones.
Il se pourrait bien que la stratégie des conservateurs soit gagnante. Ils pourraient alors appliquer un programme qui consacrerait le basculement du centre de gravité du pays du Canada central vers l’Ouest, dont la vitalité économique s’accompagnerait désormais d’une pesanteur politique correspondante.
C’est une tendance lourde qui se dégage : le Canada est un pays qui n’a plus vraiment de raison d’être. Ses régions s’autonomisent et jouent leur propre partition dans l’environnement nord-américain, d’autant plus qu’elles disposent désormais pour la plupart d’une économie de l’énergie spécifique. Leurs intérêts ne parviennent pas vraiment à se conjuguer sous la figure d’un intérêt national.
En trente ans, le Canada a profondément changé. Si ses élites ont connu une mue trudeauiste, une idéologie qui trouve sa base sociale dans les couches sociales progressistes et chez les « Canadiens de 1982 » issus de l’immigration, au même moment, l’Ouest a émergé à travers des revendications semblables à celle du conservatisme américain et l’Atlantique est parvenu à se défaire partiellement de sa réputation d’enfant pauvre de la confédération. Même l’Ontario développe un régionalisme spécifique. Quant au Québec, sa question nationale ne parvient manifestement plus à structurer le débat politique canadien.
Cette mutation politique permet de mieux comprendre de quoi la multiplication des gouvernements minoritaires est le symptôme. Si les souverainistes avaient un jour une nouvelle vigueur, c’est dans ce contexte, bien davantage que dans celui de la dualité nationale classique à laquelle l’histoire nous avait habitués, qu’ils devraient évoluer. Si les autonomistes veulent leur faire concurrence, ils devront quant à eux miser sur une alliance des régionalismes canadiens.
Dans un cas comme dans l’autre, le Canada auquel nous étions habitués n’existe plus vraiment.


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