Quel avenir pour les classiques?

Comment le Québec négocie avec sa tradition culturelle

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Culture québécoise

Puisqu’il faut parler de la tradition, aussi bien commencer avec le vieux Lionel Groulx (1878-1967), à la réputation sulfureuse. Le chanoine historien publiait son maître ouvrage Notre maître, le passé il y a exactement 90 ans. Le classique ampoulé, vieillot, parfois insupportable, avance notamment ceci, dès les premières pages :
« De l’ensemble des actes des ancêtres, de leurs résolutions, de leurs attitudes dans le labeur quotidien comme aux heures plus graves, se dégage une pensée particulière, une intention longue et perpétuelle, qui est la tradition. L’histoire s’empare de cette pensée, elle la dissémine au fond de l’âme de tous ; elle crée la lumière et la force qui ordonnent les activités innombrables d’un peuple vers l’accomplissement de ses destinées. »
Les temps changent. Le passé est-il encore vraiment notre maître ? Le dossier à plusieurs voix et à plusieurs angles publié par Le Devoir montre que l’éducation, la transmission de la culture, la relecture des classiques et l’interrogation sans cesse recommencée des grands mythes fondateurs constituent aussi pour notre époque une exigence incontournable.
« Il nous faut, à notre tour, entamer ce long voyage, cette nouvelle odyssée sur les eaux de notre passé et partir à la redécouverte des savoirs antiques qui, parce qu’ils demeurent des points de repère intemporels, nous permettront de nous projeter vers l’horizon de notre futur », dit la toute dernière phrase de l’essai tout neuf Le cimetière des humanités (Poètes de brousse) du jeune intellectuel Pierre-Luc Bresson, recensé dans notre cahier Livres. L’helléniste Georges Leroux préface l’essai et collabore au présent dossier.
Quelque chose qui se vit
« Les eaux de notre passé », donc. Mais qu’est-ce donc que la tradition ?
« La tradition est une façon de se situer dans l’histoire. La tradition est un héritage. Elle est reçue. Elle peut s’inscrire dans des codes et des règles, mais elle est d’abord quelque chose qui se vit, dont on fait l’expérience », répond en entrevue écrite le professeur de Concordia Jean-Philippe Warren, qui a observé les mutations plus ou moins tranquilles du Québec en scrutant les arts, la science ou la religion.
Son collègue Serge Cantin de l’Université du Québec à Trois-Rivières y voit aussi une manière fondamentale pour une société de se situer dans le temps. « Pendant des millénaires, la tradition fut cette stratégie ou ce “choix inconscient” — que l’on me pardonne l’oxymore — par lequel l’homme a réussi à donner sens à son existence malgré la conscience du temps et de la mort », dit le philosophe de la culture de l’UQTR. « Et comment ? En neutralisant pour ainsi dire le pouvoir constitutif du temps, celui de produire des événements nouveaux et imprévisibles, de la contingence. »
L’autre « grande façon », en rupture radicale, refuse la primauté du passé. Le professeur Cantin cite la « profonde formule » d’Alexis de Tocqueville : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. »
Jean-Philippe Warren pousse encore plus loin la réflexion sur les cassures historiques pour situer notre situation actuelle dans une nouvelle rupture face à la modernité elle-même.
« Les sociétés traditionnelles et modernes, qui étaient religieuses et politiques, étaient inscrites directement dans le temps : vers le passé ou vers l’avenir, dit-il. Les sociétés postmodernes n’ont plus besoin de ce détour pour fonctionner : les traditions apparaissent donc en apesanteur, sans centre de gravité, dans un arbitraire qui permet tous les métissages et tous les bricolages. Cette déconstruction semble à certains une occasion en or de se libérer de carcans étroits, tandis que d’autres craignent la dissolution des traditions dans une société de consommation qui les traite pour ainsi dire “à la carte”. Les deux affirmations sont vraies. »
Le Québec en doute
Les effets concrets des rapports ambigus à la tradition, au passé, à l’héritage, se font sentir partout. Serge Cantin sert l’exemple des lieux de culte désertés. « Nous ne savons trop quoi faire de toutes ces églises vides qui parsèment le territoire du Québec : les démolir, les transformer en édifices à bureaux ou à condos… ? Je ne sais pas non plus ce qu’il faudrait en faire, mais ce que je sais, c’est qu’elles sont sans doute les symboles les plus patents, et les plus troublants, de la rupture profonde entre le Québec moderne et le Québec traditionnel. […] Par quoi remplacerons-nous la religion catholique qui fut autrefois le ferment de notre identité collective ? Par la laïcité ? Mais, comme vous le savez, nous éprouvons le plus grand mal à donner à celle-ci un contenu positif, à la doter de valeurs communes. »
Jean-Philippe Warren enchaîne en élargissant la perspective non plus à l’histoire, mais à la géographie. Il reprend la belle formule voulant que le Canada n’ait pas assez d’histoire et trop de géographie. « C’est aussi vrai du Québec. C’est la conjugaison du territoire et du passé qui permet un équilibre dans le rapport d’une société à soi-même. Nous avons de magnifiques édifices perdus au milieu d’une ville sans véritable urbanisme, et de splendides parcs qui donnent l’impression de constituer des immensités vierges dans un continent aux ressources naturelles inépuisables. »
De même, l’espace public semble un lieu négligé, délaissé, avili, « un lieu de corruption, de magouille, de cynisme », remarque encore le professeur Warren. En fait, l’échec patent des rêves collectifs, ce que le chanoine appelait « l’accomplissement des destinées », semble bloquer l’avenir alors même que le passé n’attire plus.
« Comment dépasser cette conscience négative de soi, comment sortir enfin de la survivance culturelle pour advenir politiquement à nous-mêmes ? », demande en terminant le professeur Cantin, spécialiste de Fernand Dumont qui répondait en proposant de se réconcilier avec notre passé. Dumont proposait d’interpréter « autrement notre survivance, non plus comme une “grande noirceur” dont l’Église aurait été la grande responsable, mais comme une “longue résistance” qui, loin d’être méprisable, possède une certaine grandeur. Mais pour que cette réconciliation avec notre passé puisse se réaliser, encore faut-il posséder au préalable une conscience historique, ce qui, vous en conviendrez avec moi, est loin d’être acquis, notamment chez nos jeunes, que l’on continue de priver d’un enseignement de leur histoire digne de ce nom ».


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