Il y a tout juste 40 ans, ici comme ailleurs, la belle jeunesse du monde montait aux barricades pour clamer haut et fort: «Je prends mes désirs pour des réalités car je crois en la réalité de mes désirs.» Et maintenant? Faut-il liquider cet héritage et demeurer inconsolable devant le monde sans repères apparu depuis? Doit-on au contraire célébrer la révolte permanente et l'appel éternel de la liberté? «Ici, on dépoussière... »
La révolution de 1968? Une histoire de cul, évidemment. En France, c'est-à-dire à Paris, tout commence un an plus tôt, le 20 mars 1967, lorsque des étudiants de la toute neuve université de Nanterre, créée pour désengorger la célèbre Sorbonne des surplus du baby-boom, décident d'investir le dortoir des étudiantes afin d'échanger des fluides corporels. «Vivre sans temps mort et jouir sans entraves», dira bientôt un mot d'ordre.
Les désordres se multiplient. Un an plus tard, le Mouvement du 22-Mars prend d'assaut la tour des professeurs avec à sa tête l'anarchiste allemand Daniel Cohn-Bendit. Un conseil de discipline juge les casseurs. On interroge le meneur, Dany le Rouge.
«Le 22 mars, vous étiez à la faculté?», demande le président. «Non, répond l'insolent rouquin de 21 ans, je n'étais pas à la faculté.» - «Où étiez-vous?» - «J'étais chez moi.» - «Et que faisiez-vous chez vous à 3h de l'après-midi?» - «Je faisais l'amour, M. le président, ça ne vous est sûrement jamais arrivé.»
Voilà pour le ton, qui résume tout. Nanterre est fermée le 3 mai 1968. Le chaos commence. Comme en Californie...
«L'illusion d'une ressemblance»
Ici aussi? Ici aussi! Enfin, presque. À bien des égards, notre époque n'a pas fini de vivre avec les conséquences de cette mutation des moeurs. Mai 68 a beau être d'abord et avant tout fantasmé comme événement franco-français, l'esprit 1968 a essaimé un peu partout et évoque maintenant «une formidable aspiration à la liberté».
Les commémorations vont bon train. En France, le compte s'est arrêté il y a quelques jours à 70 ouvrages de toute sorte, des analyses, des mémoires, des livres d'art et des chronologies, auxquels il faut ajouter des DVD et des coffrets de chansons radicales. Au Québec, on peut signaler quelques notables efforts de publication, dont un numéro spécial de la revue sociale et politique de gauche À bâbord, sous le titre suivant: «Nous sommes héritiers de 1968», en écho à des propos du président Nicolas Sarkozy voulant «liquider» ce legs «une bonne fois pour toutes».
La présentation embrasse le large panorama des luttes mondiales de cette période. En effet, bien des choses changent et basculent alors, de Chicago à San Francisco, de Rome à Berlin, de Prague à Mexico, en passant par l'Inde, le Japon et la Pologne. Les jeunes en surnombre contestent tout, partout. La rage du printemps s'étend très vite pour déboucher sur une multitude de remises en question des pouvoirs communistes ou capitalistes, politiques et économiques, familiaux ou institutionnels, alimentaires, sexuels et culturels.
Le peuple tout entier se déchaîne en Tchécoslovaquie. Les Noirs reprennent la rue aux États-Unis. Même les ouvriers s'en mêlent. À elle seule, la France comptera neuf millions de grévistes, trois fois plus que pendant le Front populaire des années 30.
Au Québec, Mai sera surtout Octobre 68, avec une vague de grèves dans les collèges naissants. «Nous souhaitons que 1968 apparaisse ici comme un monde ouvert, inachevé, et qui sera, comme tout héritage, ce que nous voudrons bien en faire», martèle À bâbord.
«Les aspects positifs me semblent nuls», juge tout de même l'essayiste-romancier Alain Roy, directeur de la revue L'Inconvénient, dans un échange de courriels avec Le Devoir. Il termine un long travail de synthèse à la commission présidée par Gérard Bouchard et Charles Taylor sur les accommodements raisonnables. L'an dernier, avec le même Bouchard, M. Roy a publié une très instructive radioscopie générale intitulée [La culture québécoise est-elle en crise?->4049] (Boréal). «Dans l'étude [...], Mai 68 n'était cité, sauf erreur, par aucun des 141 intellectuels que nous avons interrogés, note-t-il. Cela pourrait signifier qu'il est devenu très délicat pour un intellectuel de se réclamer de Mai 68. Peut-être s'agit-il maintenant d'une référence honteuse, d'un égarement de jeunesse dont on préfère oublier le souvenir.»
Lui-même dans la jeune quarantaine, il appartient à la génération qui a grandi «dans les lendemains désenchantés du grand party» des années 60 et 70, comme il le précise. «Si on peut dire que Mai 68 est devenu une référence pour beaucoup de gens de ma génération (ces détestables X qui ont la fâcheuse habitude de toujours broyer du noir), ce serait plutôt en tant que référence négative. Mais de cela, j'aurais plutôt tendance à me réjouir: Mai 68 nous a vaccinés une fois pour toutes contre le lyrisme révolutionnaire.»
«Devenir un vieux con»
La professeure Stéphanie Lanthier, de l'Université de Sherbrooke, élargit la perspective. «Dans la mémoire historique québécoise, les années 60 représentent un moment privilégié dans la quête identitaire de la nation québécoise, une sorte d'année zéro», dit l'historienne, née en 1973, spécialisée dans les rapports entre art et politique, cinéma et histoire. «D'ailleurs, on parle volontiers, au niveau du discours, d'un avant et d'un après-"années 60". On passe, au chapitre des représentations, de la Grande Noirceur à la modernité québécoise. C'est donc dire à quel point, collectivement, on a construit un repère historique fort qui permet l'entrée en scène d'"un temps nouveau", celui de l'affirmation. Ceux et celles qui ont participé à cette révolution identitaire "tranquille" nourrissent, par leurs récits et leurs mémoires, l'importance de cette période, créant ainsi une sorte de mythe.»
Le cinéaste Hugo Latulipe voit un peu beaucoup les choses ainsi->12994]. Il a consacré trois années à arpenter le pays réel pour tirer ses [Manifestes en série, des documentaires en forme de projets de société, diffusés à la télé. Transports, culture, agriculture, éducation ou santé, il trace les bilans et propose des avenues innovatrices pour sortir de l'impasse apparente, le plus souvent en renouant avec les idéaux des années 60.
«Mai 68, pour moi, c'est un symbole, dit le jeune papa dans la trentaine. J'associe ce temps à l'émancipation, à la résistance mais aussi et surtout à la France. Moi, je me sens plus proche de Refus global, de la Révolution tranquille et aussi de la Beat Generation et de la nord-américanité rebelle. [...] Je crois encore à certains idéaux de cette période. Par exemple, l'idée de critiquer le modèle dominant, le paradigme industriel et des volumes. Ou encore l'idée de prendre soin de la vie. On greffe des amendements au grand projet qui se poursuit.»
Cela étant, il reconnaît les travers de la «génération lyrique», comme l'a baptisée l'essayiste François Ricard, à commencer par l'individualisme exacerbé et l'emportement dans la surconsommation. Seulement, de nature optimiste et constructive, il ne développe aucun ressentiment envers les baby-boomers et autres soixante-huitards. «La meilleure façon de ne pas devenir un vieux con, c'est de continuer à se questionner. En même temps, il faut bien reconnaître les acquis de cette période, qui a transformé le monde avec un projet qui se révèle un des meilleurs au monde. On peut bien améliorer le modèle québécois, mais comparons-le déjà à l'Inde ou à l'Argentine pour voir à quel point il tient ses promesses, malgré ses défauts.»
«L'exacerbation d'une société moderne»
On peut idéaliser cette période, surtout quand on y tient. Au plus fort de la guerre du Vietnam, il y avait autour de 2500 protestataires pacifistes dans les rues de Montréal. La foule a gonflé à 250 000 personnes contre la guerre en Irak en 2003.
«Il faut manier le baromètre de la révolte avec précaution», dit le professeur Jean-Philippe Warren, sauf erreur le seul à publier ici un livre-bilan intitulé Les Années 68 au Québec - Le mouvement étudiant dans la tourmente anarchiste (Boréal). «Il faut surtout se demander à quoi sert le mythe des années 60, poursuit-il en entrevue. Il sert à justifier l'exacerbation d'une société moderne en la ravalant à une métaphore toute simple, qui est celle de la jeunesse. On se comprend mieux ainsi, comme on comprend mieux le mouvement des atomes en le comparant au mouvement des atomes, alors que c'est absurde.»
La révolution contre-culturelle concentre cette attitude. «Sex, drugs and rock'n'roll», résume encore le professeur Warren. Ce qu'il y a d'extraordinaire avec la contre-culture, c'est qu'elle permet de s'exclure de la société tout en créant un nouveau type de socialité, sans aucun effort, facilement, en douceur. C'est parfait pour des adolescents et de jeunes adultes qui veulent justifier leur nonchalance. Après tout, c'est facile de dire "fuck le travail" quand tu es étudiant, "fuck la famille" quand tu n'as pas d'enfant... »
Pour la philosophe Hannah Arendt, l'autorité permet d'obtenir l'obéissance «sans recourir à la contrainte par la force». Dès les années 1950, elle notait que notre civilisation serait bien mal en point quand la critique de l'autorité triompherait dans les sphères non politiques, celles du savoir et de l'éducation notamment. Nous y sommes. La mutation de l'autorité s'expose quotidiennement dans le réseau scolaire, à la maison, bref dans l'éducation des enfants-rois et des petits enfants-empereurs de Mai.
«Je pense qu'il y a dans les années 60 le germe de quelque chose de fondamental encore pour nous: le refus de l'autorité, le refus de l'héritage, le refus de la mémoire collective, résume le professeur Warren. Les années 60 ont poussé l'individualisme à son paroxysme. Elles ont fourni la version exemplaire, pour ne pas dire le mythe fondateur, d'une société refusant toute soumission, toute transcendance.»
«Inventer le Viagra»
Alain Roy revient sur le fameux slogan «Il est interdit d'interdire», synthèse de ce temps. «Il a profondément pénétré les mentalités, ce qui est pour le moins ironique quand on pense que nous vivons dans des sociétés plus régulées que jamais. Peut-être s'agit-il d'un discours compensatoire, destiné à nous faire oublier à quel point nos sociétés sont devenues conformistes? On rétorquera que nous profitons aujourd'hui d'une grande liberté des moeurs. Sans doute. Fusionner la liberté des moeurs et la technocratie, telle est notre grande réussite. Cela dit, le phénomène de "backlash" dont nous commençons à entrevoir des signes, notamment en provenance du milieu scolaire, nous donne de bonnes raisons d'espérer. Tous ces reportages sur des professeurs aux prises avec des classes déchaînées et dysfonctionnelles, qui se font mordre et cracher dessus par des bambins hyperactifs et ritalinisés, tout cela est très encourageant. On sent que le système est sur le point de péter. Le retour du balancier devra s'amorcer, la civilisation occidentale devra apprendre à renouer avec l'autorité, laquelle est une valeur positive, comme l'expliquait Hannah Arendt. Il ne faut pas tout confondre: autorité et autoritarisme, ce sont deux choses bien différentes.»
Les affinités électives d'Alain Roy le poussent aussi dans l'utilisation du matériel romanesque pour comprendre sa société et notre monde. Il note alors l'étrange fortune du roman-du-prof-qui-couche-avec-son-étudiante, un genre décliné à la douzaine. Le Sud-Africain J. M. Coetze a fourni un chef-d'oeuvre avec Disgrâce. Alain Roy lui-même vient d'accoucher de L'Impudeur, son premier roman, où une «capricieuse déesse» prénommée Vanessa se joue d'un chargé de cours proustien avant de publier elle-même Danseuse nue...
«Ce phénomène, qui est de plus en plus répandu dans nos universités, me semble un héritage direct de mai 68, conclut l'auteur de L'Impudeur. Dans mon roman, j'explique qu'il découle d'un faisceau de facteurs sociohistoriques: des sexagénaires qui ont connu la révolution sexuelle et qui sont sur le retour d'âge enseignent à des jeunes femmes hypersexualisées, issues de familles éclatées et à la recherche de papas de substitution, et tout cela au moment même où l'industrie pharmaceutique vient d'inventer le Viagra. On voit bien où tout cela doit mener. D'un point de vue freudien, le concept du complexe d'Îdipe est plus pertinent que jamais. Toutefois, je tiens à préciser que je ne juge personne: nous avons affaire ici à des déterminismes d'une puissance inouïe.»
Une histoire de cul qui continue...
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Obéissez sans entrave
Martin Jalbert, Co-responsable du dossier «Nous sommes héritiers de 1968» de la revue sociale et politique À bâbord!. Le 28 avril 2008. Réaction à l'article «Que reste-t-il de l'esprit 1968?», paru dans l'édition des 26 et 27 avril derniers du Devoir.
Le Devoir jeudi 01 mai 2008
Pauvre Hannah Arendt! Une fois de plus citée par ceux qui piétinent de clichés et de sarcasmes les efforts des gens qui, aujourd'hui ou hier, refusent de se résigner à l'ordre des choses et à un monde toujours marqué par les inégalités et les injustices.
Voici qu'on se sert d'elle pour réduire Mai 68 -- le plus important mouvement de masse de la seconde moitié du XXe siècle -- à une «histoire de cul» et à une rébellion d'«enfants-rois» contre l'autorité: «Pour la philosophe Hannah Arendt, l'autorité permet d'obtenir l'obéissance "sans recourir à la contrainte par la force".» Il y a deux manières de ne rien entendre aux révoltes collectives d'hier: ne pas se donner la peine d'aller voir en quoi elles ont consisté ou les accuser de tous les torts de la société contemporaine. L'article de Stéphane Baillargeon fait les deux, froissant sur son passage ce qui du passé pourrait encore inspirer ceux qui restent indignés par la violence des puissants, par l'exploitation et les dominations. Tout porte à penser que ce sont d'abord de telles voix médiatiques qui permettent d'obtenir l'obéissance «sans recourir à la contrainte par la force».
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