Mai 68 : "il est interdit d’interdire"

Le monde occidental claque des dents

Mai 68 - mai 2008


Dans un excellent article publié dans [la revue L’Agora->archives/auteurs/c/chevrierm.html] en juillet 1998,
Marc Chevrier résumait ainsi la révolte estudiantine de mai 1968 :
«Les
soixante-huitards, les Sartre et les Foucault, sous le haut patronage
desquels on monta aux barricades et renversa l'autorité des maîtres, se
délestèrent dans la joie de ce vieil idéal de la Renaissance: la liberté
comme discipline et conquête de soi. Il ne serait plus question d'hériter
de quoi que ce soit, ni de la culture, ni du passé. La liberté, trop lourde
à porter, trop lente à venir, cédera à l'impatience de l'hédonisme, à
l'exaltation de la vie comme énergie brute, nommée "vitalisme" par Arendt.
Les patrons de mai 1968 forgèrent une langue nouvelle, un lyrisme du "je"
qui encense la libre volonté de l'individu à l'écoute de ses besoins, le
jaillissement de la spontanéité créatrice, les désirs obscurs refoulés par
la morale et le pouvoir. Il faut alléger le monde de son passé, libérer
l'homme de toutes ses chaînes, à commencer par celles que l'éducation
traditionnelle imposait à ses pupilles. Mai 1968 a vu apparaître
l'oligarchie de ceux qui n'existent que pour eux-mêmes, pour lesquels la
vie devient le seul horizon de la vie.»

Une récolte amère
Quarante ans plus tard, la société occidentale récolte encore les fruits
d’une telle philosophie. Le mépris du passé, le goût de tout refaire à
neuf, le refus systématique de ce qui a été s’exprime toujours dans toutes
les sphères de la société occidentale, tout particulièrement dans le monde
scolaire. Une grande partie l’agressivité constante que l’on retrouve chez
beaucoup de jeunes face aux adultes et aux institutions en place peut
s’expliquer à partir de ce rejet du passé.
L’homme nouveau, déraciné des devanciers, né de la civilisation
technicienne, est devenu un nomade perpétuel, incapable de se fixer nulle
part. Il ne vit que pour le court terme, le superficiel, l’immédiat. La
courte vue, la perte de la mémoire des expériences des autres engendre un
être ballotté à tous les vents, déraciné, ouvert à une pléthore
d’expériences tout aussi décevantes les unes que les autres. Chacun cherche
dans toutes les directions, rejetant tous les repères, certaines balises,
les normes morales universelles. Chacun est sa propre loi. L’éducation
permissive, où il est interdit d’interdire, a fabriqué depuis quelques
décennies de nouveaux modèles d’êtres humains. Ni dieu, ni maître. Le
relativisme est devenu la loi générale. Personne ne doit imposer quoique ce
soit à l’autre. Il faut laisser faire et laisser vivre. Chacun est sa
propre vérité. On n’est plus à chercher ce qui est vrai et de ce qui est
bien pour l’épanouissement de l’humain. Sous le couvert du respect, la
sincérité de chacun est devenu le nouveau critère de vérité et du bien. Le
droit de chacun de penser ce qu’il veut et d’agir comme il l’entend a
remplacé le devoir de chercher ce qui est vrai, d’éviter l’erreur et le
mensonge.
Slogans et graffitis
Mai 68 voulait libérer l’homme de toutes ses chaînes. Pour l’exprimer, les
jeunes étudiants se servirent de tracts, de graffitis sur les murs, de
banderoles multicolores aux slogans aguicheurs. Les exemples foisonnent.
Quelques-uns suffiront à rappeler l’atmosphère de l’époque. « A bas le
crapaud de Nazareth »; «A bas l’État»; «A bas le vieux monde»; «L’anarchie,
c’est Je»; «L’art est mort, ne consommez pas son cadavre»; «Baisez-vous les
uns les autres sinon ils vous baiseront»; «La barricade ferme la rue mais
ouvre la voie»; «Le bonheur est une idée neuve»; «Céder un peu c’est
capituler beaucoup»; «Comment penser librement à l’ombre d’une chapelle»;
«Le conservatisme est synonyme de pourriture et de laideur»; «Cours
camarade, le vieux monde est derrière toi»; «Déboutonnez votre cerveau
aussi souvent que votre braguette»; «Désirez la réalité, c’est bien!
Réaliser ses désirs, c’est mieux»; «Écrivez partout»; «Embrasse ton amour
sans lâcher ton fusil»; «Et si on brûlait la Sorbonne»; «Faites l’amour et
recommencez»; «L’humanité sera heureuse lorsque le dernier capitaliste sera
pendu avec les tripes du dernier gauchiste»; «Il est interdit d’interdire»;
«Il faut porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile dansante»;
«L’imagination au pouvoir»; «Je décrète l’état de bonheur permanent»;
«J’emmerde la société et elle me le rend bien»; «Jouissez ici et
maintenant»; «Jouissez sans entraves, vivez sans temps morts»; «La liberté
d’autrui étend la mienne à l’infini»; «Mangez vos professeurs»; «Même si
Dieu existait, il faudrait le supprimer»; «Ne dites plus : Monsieur le
Professeur, dites : crève salope! »; «Ne vous emmerdez plus :emmerdez les
autres»; «Ni maître, ni Dieu, c’est moi»; «La nouveauté est
révolutionnaire, la vérité aussi»; «Si tu rencontres un flic, casse-lui la
gueule»; «Soyez réalistes : demandez l’impossible»; «Tout acte de
soumission à la force qui m’est extérieure me pourrit tout debout»; «Ce
n’est qu’un début, continuons le combat».

Tous ces slogans et graffitis ont
quelque chose en commun : rejet du passé, rejet de l’autorité, culture du
Je, vivre sans maître et sans normes, laissez faire et laissez vivre.
Quelques années après mai 68, plus précisément en 1975, Alexandre
Soljenitsyne faisait cet appel poignant aux peuples libres : «Jamais
l’avenir de la planète n’a dépendu d’aussi peu d’hommes. Je crois que la
première règle pour tout le monde est de ne pas accepter le mensonge. Dire
la vérité, c’est faire renaître la liberté. Sans tenir compte des
pressions, des intérêts, des modes. Dire ce que l’on sait être vrai, le
répéter. Et si quelqu’un hausse les épaules, redire encore…Le temps a érodé
votre notion de liberté. Vous avez gardé le mot et fabriqué une autre
notion. Vous avez oublié le sens du mot liberté. Pour ce fantôme de
l’ancienne liberté, vous n’êtes plus capables de faire des sacrifices, tout
juste des compromis…Au fond de vous-même, vous pensez que la liberté est
acquise une fois pour toutes, et c’est pourquoi vous vous payez le luxe de
la mépriser».
Il est inutile d’ajouter une ligne à ce constat très
réaliste.
Un cri dans la nuit
Un jeune de la révolte de mai 68 s’exprimait ainsi : «Notre civilisation
souffre d’un mal terrifiant, mortel peut-être, qui s’appelle le vide
spirituel. Nous avons du pain, des machines, la liberté extérieure. Mais
nous ne sommes pas seulement pétris dans la matière. Le meilleur de
nous-mêmes à faim. C’est à cause de l’effondrement des valeurs spirituelles
essentielles – amour, art, religion – que les jeunes sont descendus dans la
rue. Ils se battaient par manque d’âme.» Dans la même foulée une jeune
droguée lançait ce appel au secours : « Nous regardons autour de nous et
nous ne trouvons rien ni personne pour nous aider à vivre. La religion est
devenue un rite, la politique un jeu, quand elle n’est pas un mensonge
perpétuel. C’est le vide moral total. Nous nous sentons asphyxiés. Notre
société n’a développé que le plan matériel. Nous avons besoin d’autres
valeurs, de forces spirituelles. Toute notre génération a pris conscience de
ce vide effroyable…» (Le Figaro littéraire, no. 1161).
Que dire de plus ? L’être humain est doué de liberté. Il peut devenir ce
qu’il doit devenir, tout au long de sa vie. La liberté n’est jamais pure
spontanéité. Elle est conquête et combat permanent. L’être humain ne peut
pas tout choisir. Il sait que tout choix est en fait la renonciation à ce
qui n’a pas été choisi. La licence permanente est à rejeter. L’homme a la
capacité et le devoir de peser la valeur de ses désirs et de ses actes.
Éduquer, c’est canaliser l’explosion des virtualités, ne pas restreindre ou
étouffer le dynamisme, en admettant qu’on ne peut tout explorer ni
s’aventurer dans toutes les directions.
Le combat pour l’essentiel
L’homme ne peut se contenter du minimum. Tout comme l’arbre qui tire sa
vitalité de la sève, la croissance de toute personne humaine tourne autour
de trois réalités : trouver sa portion de liberté, se sentir aimé et
pouvoir aimer, avoir du temps pour réfléchir afin de pouvoir entrer
progressivement dans le monde de l’esprit. Afin d’éviter de nouvelles
barbaries comme celles qui ont marqué le XXe siècle, l’homme doit retrouver
un certain équilibre, miser sur une liberté bien comprise, ouvrir des
chantiers d’espérance, distinguer l’ordre des moyens de la finalité
humaine.
Pour ce faire, l’humanité, particulièrement le monde occidental, doit
retrouver certaines règles morales communes. Celles-ci peuvent se comparer
à la boussole qui n’est qu’un moyen qui indique la direction à prendre. Les
enseignants occupent dans ce processus d’équilibre une place de choix. Ils
sont comme les bergers de l’être. Ils n’ont pas le droit de s’égarer, car,
ils s’occupent de ce que sera l’avenir de la nation. Ils doivent donner des
repères et en être les témoins vivants.
Il est courant, depuis des décennies, de parler de réformes, de
modifications des structures, afin de résoudre les questions urgentes.
L’urgence a caché bien souvent ce qui est le plus important : réformer les
structures est inopérant sans réformer les hommes. Pour y arriver, il faut
quitter le monde de la facilité et bâtir en soi une force intérieure qui
triomphera de tous les obstacles.

Le philosophe Vaclav Havel, dans son livre L’angoisse de la liberté, écrit
ceci : «L’ennemi le plus dangereux du bien n’est plus la menace sombre du
totalitarisme ou des mafias intrigantes mais nos propres défauts. En tant
que président, j’inscris dans mon programme politique la responsabilité
morale, l’humanisme et la politique. Je suis persuadé qu’il existe quelque
chose qui nous est supérieur, qui fait que nos actes ne se perdent pas dans
un trou noir du temps, mais s’inscrivent et sont jugés quelque part
au-dessus de nous et que nous n’avons pas le droit ni la raison de croire
que nous comprenons tout et que, par conséquent, nous pouvons tout nous
permettre.» Bernanos disait qu’«on ne comprend rien à la civilisation
moderne si on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle
contre toute espèce de vie intérieure.» Et encore : «C'est la fièvre de la
jeunesse qui maintient le reste du monde à la température normale ; quand
la jeunesse refroidit, le monde claque des dents.»
De toute évidence le monde occidental claque des dents parce que la
jeunesse s’est refroidie. Pour la réchauffer, il faut plus que des
réformateurs. Il faut des témoins, parfois des martyrs. A-t-on le droit de
leur demander de se manifester?
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6 commentaires

  • Raymond Poulin Répondre

    6 mai 2008

    Il semble bien, monsieur Bousquet, que le mot martyrs, dans le contexte où l'emploie Monsieur Turcotte, n'a pas le sens que vous lui attribuez. Surtout, il n'a rien à voir avec les sacrifices ou les souffrances que seraient censés s'imposer les Québécois pour faire l'indépendance, sujet dont il n'est même pas question ici puisqu'il s'agit de l'état d'esprit occidental en général. Il est périlleux de commenter un texte dont on ne saisit pas la teneur. Comme vous le dites, il faut alors, plutôt, le relire lentement, ça évite les extrapolations non pertinentes. D'ailleurs, vous ne commentez pas le texte, vous en extrayez des mots ou des phrases, isolées de leur contexte, pour leur faire dire ce qui vous permet de parler d'autre chose, exercice plutôt parasitique.

  • Archives de Vigile Répondre

    6 mai 2008

    Monsieur Turcotte,
    C'est vrai que je prend un mot d'un long texte pour le commenter mais, je ne peux quand même pas prendre tout le long texte d'un philosophe, pas toujours facile à saisir à moins de relire lentement.
    Quand on lance un mot comme : martyr, faut l'assumer. Les Québécois ne sont pas obligés d'être martyrs, de souffrir pour devenir souverains ou de se sentir poussés à être des héros. Ils veulent vivre une bonne vie sans trop de problèmes "vu qu'il en existe bien assez qui nous arrivent sans qu'on ait à courrir pour les attraper".
    Si l'indépendance du Québec exige des sacrifices, des pleurs et des grincements de dents, oublions ça. Faut que l'indépendance du Québec puisse se faire avec une grande majorité de Québécois convaincus dans la joie et la prospérité avec un ou des chefs qui ont de l'humour et de la fermeté pour négocier la chose, si on veut, mais pas avec un Napoléon qui va vers un Waterloo.

  • Archives de Vigile Répondre

    6 mai 2008

    Monsieur Bousquet,
    Vous n'avez pas perdu votre habitude: vous prenez une phrase d'un long texte que vous interprétez par la suite à votre guise. Je vous en remercie grandement. Vous êtes d'une perspicacité qui me dépasse!
    Nestor Turcotte

  • Jacques A. Nadeau Répondre

    6 mai 2008

    Démission, résignation et fuite dans l'imaginaire suite à un échec. Faute de pouvoir expliquer rationnellement et de manière factuelle notre monde ainsi que les événements qui le peuplent et encore moins de pouvoir leur donner un sens, l'on nous propose ici le diagnostic usé et repris de génération en génération de l'illusoire et simple «perte de repères». Le monde empire, au lieu d’«il évolue comme toujours». Et puisque nous faisons fausse route, rabattons-nous sur du connu et de l'éprouvé plutôt que de continuer, entre nous, humains, à rechercher des explications et à tendre vers l'amélioration de notre sort, malgré les chutes en cours de route.
    L'imaginaire et le surnaturel consolent et rassurent. Pour les uns c'est la religion pour d'autres les théories du complot (comme ces soupçons autour de la certification cachère que l'on retrouve ailleurs sur ce site), et parfois, une combinaison des deux, agrémentée de légendes et de pratiques nouvelles âgeuses.
    L'état d'esprit qui commande de telles dépenses d'énergie conduira nécessairement vers d'éternels recommencements. Mauvais augure pour l'Indépendance du Québec.
    Jacques A Nadeau

  • Archives de Vigile Répondre

    6 mai 2008

    M. Turcotte qui nous informe que ça nous prend des martyrs et DPL qui écrit : Contre cette mollesse, qui nous assaille, contre cette révolte, immature et mal canalisée, contre la propension à la basse traîtrise, qui caractérise souvent le Quebécois. Force, détermination et honneur, voilà ce qui manque au Québécois.»
    Wow ! On est dans le très profond, ici.
    Je ne vais pas m'inscrire comme martyr et ne crois pas que le Québécois est plus porté que d'autres sur la base traîtrise. Tant qu'à l'honneur et/ou la détermination qui nous manquerait, faut faire attention avec ces mots là parce qu'ils ont causé plus de crimes pour l'honneur des déterminés que d'amour sur notre terre. La traîtrise pour l'un est bonne stratégie pour l'autre.
    Les Québécois possèdent une bonne intelligence collective, s.v.p. ne pas trop les crucifer tout en parlant de les libérer.
    Vous souhaiteriez qu'ils soient indépendantistes en plus grand nombre ? Soit, mais vous devez vous contenter de tenter de les convaincre, pas de les insulter, ce qui n'aidera jamais LA cause.

  • David Poulin-Litvak Répondre

    5 mai 2008

    Cher M. Turcotte,
    Tout l'Occident, depuis l'apparition de la science, qui a déconstruit l'interprétation littéraliste des mythes chrétiens, devenue courante, est en crise spirituelle. Ne pas comprendre cela, c'est ne pas comprendre l'Occident moderne. Vous savez aussi bien que moi que la situation québécoise n'est pas différente, de ce point de vue, de la situation ailleurs en Occident. Mais, au Québec, à l'absence de sens spirituel, découverte récemment, si on peut le dire ainsi, à la révolution tranquille, s'ajoute une l'absence de sens national.
    Il ne faudrait pas, comme le font presque tous les indépendantistes, délier les deux questions, car elles sont liées; il y a un combat spirituel à mener, contre soi-même, justement, contre cette mollesse, qui nous assaille, contre cette révolte, immature et mal canalisée, contre la propension à la basse traîtrise, qui caractérise souvent le Quebécois. Force, détermination et honneur, voilà ce qui manque au Québécois.
    Plus profondément que toutes les stratégies et tous les projets, c'est ce caractère qu'il faille forger, c'est avec cet esprit, qu'il faille entreprendre un combat intérieur, une lutte, disons-le, pour faire du Québécois un homme. Ce n'est que dans le combat, qu'il s'éveillera, qu'il se dépassera et, s'ayant dépassé, qu'il méritera sa liberté. Ce n'est qu'avec des hommes indépendants que l'on construira un pays indépendant.