Que reste-t-il de mai 68?

Quel jugement historique pouvons-nous porter sur les mouvements qui ont marqué cette année, et en quoi nous interpellent-ils aujourd'hui?

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Mai 68 - mai 2008

Le 17 mai 1968, de violents bagarres éclatent dans le Quartier latin à Paris entre les forces de l’ordre et des milliers d’étudiants, retranchés derrière des barricades de fortune. (Archives La Presse)


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Il y a 10 ans, le 30e anniversaire de «68» n'avait pas suscité de forte émotion. Mais cette fois-ci, 40 ans après, tout indique qu'il y aura plus de passions et d'intérêt, et ce, dans plusieurs pays.


Les ouvrages à paraître, et qui commencent à être annoncés, seront nombreux, y compris sous la signature d'acteurs de 68 - on attend par exemple avec impatience, en France, les livres d'Alain Geismar, personnage-clé de mai 68, puis du «maoïsme» et de la tentation de la violence qui a jailli dans sa retombée, ou bien de Maurice Grimaud, qui était en 1968 responsable de la police à Paris. De même, de nombreux colloques sont programmés un peu partout dans le monde.
Quel jugement historique pouvons-nous porter sur les mouvements qui ont marqué cette année, et en quoi nous interpellent-ils aujourd'hui?
Les mobilisations qui ont fait de 1968 une année si exceptionnelle conjuguaient de nombreuses significations. Elles avaient une dimension morale et géopolitique, de refus de la guerre au Vietnam, ce qui, aux États-Unis, était aussi une question interne, et qui ailleurs, en Europe de l'Ouest notamment, pouvait revêtir un tour anti-impérialiste, voire anti-américain. Elles comportaient une charge culturelle, et contre-culturelle, contestant la publicité ou la manipulation des besoins par les industries culturelles, et préfigurant bien des mouvements à venir, de femmes, écologistes, anti-nucléaires, elles valorisaient la communication, l'échange.
Elles mettaient aussi en jeu l'université, avec des mouvements étudiants mettant en cause la production et la diffusion du savoir.
Là où le communisme réel existait, du fait d'un régime imposé depuis Moscou, comme en Pologne (où les événements les plus significatifs eurent lieu en 1967) et en Tchécoslovaquie, ou de l'existence de partis puissants comme en Italie ou en France, les acteurs soit s'y opposaient explicitement, faisant preuve d'un profond désir de démocratie, soit témoignaient, avec le gauchisme, d'une rupture, ou d'un début de rupture avec lui qui n'empêchait pas la pensée marxiste et révolutionnaire de se méfier de la démocratie. Il faudra attendre que le gauchisme lui-même se décompose pour que la thématique des droits de l'homme puisse trouver son espace dans ses décombres, avec notamment les «nouveaux philosophes».
Déclin du mouvement ouvrier
Enfin, 1968 marque l'apogée, et le début du déclin du mouvement ouvrier dans les sociétés industrielles avancées, et notamment en Europe occidentale: il n'y aura plus, par la suite, de capacité d'action ouvrière comparable à celle qui s'est alors manifestée.
Tout ceci a pu ça et là s'inverser, après 1968, pour donner l'image sombre du terrorisme, ou de dérives communautaires. Mais dans l'ensemble, ne faut-il pas admettre que les mouvements de cette année 1968 nous ont fait entrer dans une nouvelle ère, en déblayant le terrain et en apportant un formidable renouveau de notre vie collective?
Un constat aussi positif est pourtant largement récusé, et c'est ce qui fait de cet anniversaire un moment de passion et de débats. Ceci est particulièrement net en France où pour beaucoup, 68 aurait inauguré une phase de déclin des institutions, de mise en cause de l'autorité, d'affaiblissement de l'État. Lors de sa campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy s'en est ainsi pris vigoureusement à mai 68, qui aurait ébranlé les valeurs essentielles de la société, le respect, l'ordre, la famille, la Nation. 1968 suscite d'étranges alliances de fait chez ses détracteurs actuels: ils sont les uns en faveur d'un libéralisme économique plutôt débridé, les autres (et parfois les mêmes) pour un retour à plus d'État et de souveraineté, ils parlent les uns de modernisation, et les autres (et là aussi parfois les mêmes) de retour aux valeurs traditionnelles. En nous préparant à évoquer 68, n'est ce pas aussi de nous-mêmes, aujourd'hui, que nous nous préparons à discuter?
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Michel Wieviorka
L'auteur est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris.
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