La fin du multiculturalisme ?

Multiculturalisme - subversion intégrale! - 2


Dans le monde entier, le Canada, et souvent plus précisément le Québec, ont été perçus comme à l’avant-garde du multiculturalisme. C’est là qu’a été publié dès 1965 le Rapport de la commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, à la source de l’adoption du multiculturalisme et de son incorporation dans la Constitution en 1982 sous la forme de la Charte des droits et libertés. C’est de là qu’ont été diffusées les idées parmi les plus élaborées qui soient, qu’il s’agisse de la philosophie politique avec Charles Taylor, ou de la science politique avec Will Kymlicka – deux noms mondialement connus et respectés.


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Et c’est le Québec qui, avec l’ « accommodement raisonnable », a fait l’admiration des personnes sensées, soucieuses de concilier l’universel et le particulier, dans la pratique, et pas seulement dans la théorie, et désireuses d’éviter la montée aux extrêmes, la radicalisation, le choix déchirant entre un universalisme abstrait, négateur des identités culturelles ou religieuses, et un communautarisme broyant l’individu, imposant à chacun la loi du groupe et de ses leaders, et alimentant rapidement toute sorte de violences.
Et voici que la Commission « de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles » mise en place récemment vient mettre à mal cette image d’un Québec en pointe s’il s’agit de promouvoir ce multiculturalisme bien tempéré qui concilie les valeurs universelles du droit et de la raison, et le respect des particularismes identitaires. Ses deux commissaires, Charles Taylor et Gérard Bouchard, sont l’objet de caricatures et, plus largement, de propos qui fleurent bon le populisme – il faut dire que M. Bouchard n’est pas toujours très adroit dans ses déclarations, par exemple sur la télévision. Du coup, dans les colonnes de ce journal, il a été possible de lire une chronique intitulée [« Requiem pour une commission »->8599] (Alain Dubuc, 1er septembre). Mais ne s’agit-il pas d’un requiem pour le multiculturalisme à la québécoise ?
Climat anti-intellectuel
Ce qui frappe, au-delà du climat anti-intellectuel qui entoure la commission, est en effet les tensions croissantes qui entourent l’ « accommodement raisonnable », c’est-à-dire le principe d’un effort pour refuser de choisir entre les deux maux évoqués plus haut. Les universalistes, effrayés par la poussée de revendications communautaristes, et le cas échéant adossés sur un certain nationalisme hostile à l’immigration ou à l’islam, ne veulent plus de ce qui est pour eux un cheval de Troie, une pratique qui au nom de la négociation et de la tolérance, aboutirait à mettre en cause les valeurs auxquelles ils sont attachés ; et certaines communautés, de leur côté, semblent se raidir dans la mise en avant de ce qu’elles considèrent comme non négociable.
Le Québec, en fait, n’échappe pas à ce qui est la grande tendance du monde contemporain : l’épuisement des efforts pour articuler, au sein d’un État-nation, le respect du droit et de la raison, d’un côté, et celui des spécificités religieuses ou culturelles de certains groupes. Car aujourd’hui, l’espace dans lequel il faut penser ces questions n’est plus seulement celui de l’État-nation, il est beaucoup plus large. Les identités qui font peur, à tort ou à raison, sont vite « globales », qu’elles relèvent d’une diaspora, d’une religion à l’extension planétaire, ou de phénomènes migratoires devenant, comme disent les spécialistes, transnationaux et déterritorialisés. Le multiculturalisme bien tempéré que seul un État peut réellement faire fonctionner est mis à mal par des réalités, mais aussi des visions imaginaires qui fonctionnent à l’échelle de la planète, qu’elles soient économiques, géopolitiques ou culturelles.
Les difficultés de la Commission Bouchard-Taylor ne sont pas anecdotiques : elles font du Québec un laboratoire du post-multiculturalisme d’aujourd’hui. Reste à espérer qu’il sortira de ses travaux autre chose qu’un constat d’échec et l’amertume nostalgique du temps où le Québec donnait sa place au débat d’idées, et le transformait en pratiques politiques et en institutions.
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Michel Wieviorka
L’auteur est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, à Paris.


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