Une manifestation étudiante qui a réuni 10 000 personnes dans les rues de Montréal en octobre 1968. (Archives La Presse)
Jean-Simon Gagné - Au Québec, la révolte étudiante ne s’est pas déroulée en mai. Plutôt en octobre, avec l’occupation de la quasi-totalité des cégeps de la province par les étudiants. Trois participants racontent.
Denis Drapeau, président du syndicat étudiant du Cégep Lionel-Groulx, où l’occupation a commencé
«Nous partions de très loin. Le Québec a franchi un siècle en 10 ans, à partir de 1960. En 1965, le futur Cégep Lionel-Groulx, à Sainte-Thérèse, était encore un séminaire. Les classes d’étudiants y circulaient encore en rangs d’oignons, deux par deux, en silence. Trois ans plus tard, en 1968, l’édifice était devenu un cégep, dont les locaux étaient occupés par les étudiants. [Avec des slogans comme «Négocier, c’est se faire fourrer» et «Exagérer, c’est commencer à créer.»]
Tout avait commencé par des problèmes locaux. Le Cégep faisait siéger des étudiants dans des comités, mais tout se décidait entre l’administration et les professeurs. Alors on a pris le contrôle. On a mis les profs dehors. Les étudiants géraient la cafétéria. D’autres [des étudiants qui terminaient leur cours classique] donnaient des cours. Il n’y a pas eu de violence.
Il faut dire qu’en 1968, les milliers d’étudiants qui sortaient des polyvalentes [qu’on venait de créer] étaient perçus comme des envahisseurs. Les cégeps étaient complètement débordés. Et nous savions qu’il n’y aurait pas de place pour nous à l’université. Il faut se souvenir qu’à l’époque, il y avait seulement trois universités francophones au Québec : Laval, Montréal et Sherbrooke.
Et elles essayaient d’empêcher la création de l’Université du Québec. Les universités, c’était vraiment un autre monde. Le regard de l’élite. Elles sentaient que la modernité s’en venait, et elles avaient peur.
Je me souviens qu’une dizaine de jours après le début de l’occupation, nous avons organisé une réunion avec les parents des étudiants. Au début, ils étaient complètement paniqués. Ils voulaient pratiquement me lyncher. J’ai tenté de les rassurer en leur disant que nous n’étions pas là pour briser les institutions. Avec le recul, je pense que tout ça a fait grandir tout le monde.»
Louise Harel, vice-présidente aux affaires internes de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ)
«En France, ce sont les étudiants qui ont déclenché un mouvement qui a été suivi par le reste de la société. Ici, nous faisions partie d’un grand déblocage. Nous étions portés par la Révolution tranquille. En 1968, imaginez-vous, il y avait seulement six ans que le gouvernement finançait les études postsecondaires des filles. Et c’était une révolution de penser qu’il pouvait y avoir une université en Abitibi.
C’était une époque de certitudes, et non pas de doutes. Je me souviens que nous avions organisé un colloque sur «L’après-indépendance». Pour nous, il allait de soi que l’indépendance allait être faite par les gens de la génération qui nous précédait, les Lévesque, Parizeau et cie. L’atmosphère était à la décolonisation. Je lisais Les damnés de la terre, de Frantz Fanon. Je me souviens que nous faisions circuler des feuilles de poèmes de L’homme rapaillé, de Gaston Miron.
Moi, j’ai été très marquée par l’action sociale étudiante. J’avais occupé un emploi d’été à Pointe-Saint-Charles, à Montréal. Nous travaillions dans un quartier de taudis qui, curieusement, appartenait aux Jésuites. Pendant deux mois, nous avions distribué des dépliants à des gens dont une bonne partie ne savaient ni lire ni écrire.
Nos influences étaient très diverses. La guerre du Viêtnam engendrait une très grande mobilisation. Le mouvement des droits civiques des Noirs américains aussi. La première manifestation à laquelle j’ai participé, cette année-là, c’était pour dénoncer l’invasion russe en Tchécoslovaquie.
Les choses ont un peu fini en queue de poisson. Par la suite, le mouvement étudiant s’est émietté. Toutes sortes de groupuscules ont surgi. Mais peut-être que c’était inévitable, parce que ce n’était pas d’abord une affaire de revendication syndicale. C’est la vie que nous voulions changer.»
Roméo Bouchard, rédacteur en chef du journal étudiant Le Quartier latin, de l’Université de Montréal
«Pour moi, la révolte étudiante fait partie de la Révolution tranquille. C’était un mouvement pour sortir de l’autoritarisme en éducation. Contre l’élitisme, contre les cours magistraux, contre l’université qui ne servait qu’à fabriquer des ronds de cuir.
On l’oublie aujourd’hui. Mais il y avait des jeunes partout. Le Québec était une société très jeune. Les jeunes imposaient leur style. Même dans les réunions de famille. En plein réveillon du jour de l’An, on sortait un joint. Même les grands-parents prenaient une bouffée...
À la base, le mouvement de 1968 était un refus d’embarquer dans la société de consommation. Un mélange de ce qui venait de France et de ce qui venait de Berkeley, aux États-Unis. Mais très tôt, je dirais que nous étions moins portés sur la critique de gauche, et plus sur la critique de la société de consommation.
Le mouvement a été à la source de beaucoup de transformation, comme le mouvement de libération des femmes, par exemple. Beaucoup d’étudiants sont passés directement de nos locaux à ceux du Mouvement souveraineté-association, de René Lévesque.
Évidemment, tout n’a pas réussi. Mais les occupations de 1968 ont aussi débouché sur une réalisation majeure : l’Université du Québec. Le changement social ne se fait pas instantanément. Mais on ne travaille jamais pour rien. Tout finit par être récupéré, mais ça finit par servir quand même.»
LE CHOC DES GÉNÉRATIONS
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé