La pensée anti-Mai 68 s'épuise

Mai 68 - mai 2008



Le 40e anniversaire de Mai 68 fournit une occasion de constater certaines mutations survenues dans le paysage intellectuel depuis quelques années, en prenant pour guide les différentes lectures que philosophes, écrivains et historiens opèrent, depuis quatre décennies, de ce moment. Un moment suffisamment singulier pour avoir conservé jusqu'à ce jour son appellation d'"événements". Plus que pour tout autre fait historique, la commémoration de Mai 68 en est partie intégrante et en prolonge l'impact durable dans la société. En outre, les rendez-vous décennaux avec cette mémoire constituent d'excellents indicateurs des métamorphoses idéologiques de l'esprit du temps. L'avalanche éditoriale actuelle en témoigne une fois de plus. Plusieurs ouvrages, dont Le Moment 68 : une histoire contestée (Seuil, 314 p., 22 euros) de Michelle Zancarini-Fournel, font ainsi le point sur cette "histoire de l'histoire" de la révolte étudiante et ouvrière qui a cette propriété particulière d'en dire encore beaucoup sur notre présent...
Dans les années 1970-1980, à l'occasion de ce que l'on a appelé le "tournant antitotalitaire", un certain nombre d'intellectuels avaient repris à leur compte, en les intensifiant, les critiques contre 1968 formulées en temps réel par Raymond Aron dans sa Révolution introuvable (Fayard, 1968). Mais comme l'a bien montré le philosophe Serge Audier dans sa récente Pensée anti-68 : essai sur les origines d'une restauration intellectuelle (La Découverte, 380 p., 21,50 euros), alors qu'Aron s'en prenait surtout aux impasses du régime gaulliste et s'inquiétait pour une université qu'il estimait menacée, ceux qui allaient se réclamer de lui une décennie plus tard allaient donner à cette remise en question un tour bien plus conservateur.
La redécouverte des vertus de la démocratie et de la société civile par des intellectuels en quête de distance avec leur formation marxiste avait pourtant de quoi, sous certains aspects, se voir portée au crédit de l'ébullition soixante-huitarde. Après tout, les valeurs de Mai avaient été fort peu prisées par un Parti communiste pour lequel la révolution restait tributaire de la conquête de l'appareil d'Etat. Mais peu à peu, le spontanéisme de la société civile vanté par Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis (Mai 68 : la brèche, Complexe, 1968) allait céder la place chez certains penseurs libéraux à une envahissante réhabilitation de l'Etat et de la nation.
Rien d'étonnant à ce que l'héritage "soixante-huitard" soit passé au tournant des années 1980-1990 du statut de modèle à celui de repoussoir. Les deux principaux acteurs de cette réorientation sont l'historien François Furet, dont la réinterprétation de 1789 a fini par atteindre l'idée même de révolution, et le philosophe Marcel Gauchet, dont les réflexions sur la légitimité douteuse d'une "politique des droits de l'homme" et sur les risques de retournement de la société démocratique en son contraire vont prendre une coloration de plus en plus pessimiste. La voie était ouverte à une diabolisation rétrospective. Dès Modeste contribution aux discours et cérémonies du 10e anniversaire de Régis Debray (Maspéro, 1978), l'idée a commencé à faire son chemin que les pavés de Mai 68 dissimulaient un simple "alignement consumériste" et que la contestation ne préfigurait qu'un Nouvel Esprit du capitalisme (titre de l'ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 1999). Une légende noire, alimentée par des sociologues comme Gilles Lipovetsky puis Jean-Pierre Le Goff, était en cours de formation. Elle voyait en Mai 68 le creuset d'une dérive narcissique et individualiste, fauteuse de déliaison sociale, dont les véritables héritiers auraient été en réalité les "libéraux-libertaires" et autres "bobos".
ETRANGE PASSION
Mais cette réaction culturelle va culminer avec le livre pamphlet des philosophes Luc Ferry et Alain Renaut (La Pensée 68, Gallimard, 1985), qui étiquette sous ce label une grande partie de la production intellectuelle et philosophique des années 1960 et 1970. Structuralistes et poststructuralistes se retrouvent accusés d'"antihumanisme". L'utopie concrète d'une société plus libre, moins hiérarchique, mettant salariés et étudiants dans la rue n'aurait fait que réchauffer en son sein le serpent hideux du totalitarisme !
Cette étrange passion à se déprendre de Mai passe par la déformation. La plupart des protagonistes épinglés par Ferry et Renaut n'ont eu dans les faits que des rapports très lointains avec Mai 68 et ses acteurs, nous disent les historiens de plus en plus nombreux de la période. Mais cette caricature fait le terreau du discours futur de la droite au pouvoir. Elle sera reprise par Nicolas Sarkozy, quand il affirmera, au printemps 2007 à Bercy, sa volonté de "liquider l'héritage" de Mai 68, qui aurait imposé "le relativisme intellectuel et moral".
Or cette tendance de fond est contrecarrée depuis quelques années par les progrès de l'historiographie, qui ont donné de Mai 68 une tout autre image que celle d'un événement dont le message serait à rechercher dans les moeurs ou dans un effet de connivence générationnelle. Ce renouvellement s'accompagne d'un dynamisme de la pensée radicale, lequel se traduit à son tour par une efflorescence de maisons d'édition et de revues, parfois animées par de très jeunes gens. Depuis la chute du Mur de Berlin, l'extrême gauche se trouve en effet confrontée à un défi qui stimule sa productivité théorique : celui de reconstruire une critique du néolibéralisme après l'échec du communisme, tout en faisant l'économie de la violence. Sur ce point-là, la lutte à fleurets relativement mouchetés de Mai 68 peut servir de modèle alternatif. De même que les mouvements de libération collective des minorités, qui en sont plus ou moins issus, battent en brèche l'idée que le legs de 1968 puisse se réduire à l'émergence d'un néobourgeois individualiste pressé de "jouir sans entraves".
Nul doute que ces noeuds-là stimulent les théoriciens de l'extrême gauche et suscitent de ce côté-là un bouillonnement. Il contraste avec l'ambiance crépusculaire qui semble s'être emparée de la réflexion libérale qui se réclame d'Aron et de Tocqueville. Alors qu'on voit des philosophes comme le Français Alain Badiou, les Italiens Antonio Negri ou Giorgio Agamben, l'Américain Michael Hardt ou le Slovène Slavoj Zizek constituer, parfois de façon brouillonne, une nouvelle constellation de philosophie politique critique, la tradition libérale en France s'est comme figée sur sa posture mélancolique ou décliniste. Quand elle n'est pas devenue franchement réactionnaire !
***
Nicolas Weill
Courriel :
weill@lemonde.fr


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé