Quand l'islam fait peur

Simon Latendresse

Islam - Voile islamique et Charia

Libre opinion: Je n'ai ni surprise ni déception devant la réaction que je lis dans les journaux au sujet des conclusions de Marion Boyd sur l'instauration d'un système d'arbitrage basé sur la charia. Je ne m'attendais pas à ce qu'on applaudisse, et je reste moi-même perplexe devant cette décision. Mais cela me dérange de voir l'opposition brandir l'argument de la laïcité, et encore bien davantage celui du «progrès» jusqu'à plus soif, sans jamais en remettre en question les bases.
J'ai bien des réserves sur les véritables vertus universalistes qu'aurait l'instauration d'un tribunal familial islamique. À mon avis, l'argument du dialogue interculturel est bien fallacieux, du moins dans le principe de justices distinctes. Il ne s'agit là en aucun cas d'un dialogue, mais bien d'un «chacun pour soi». Porté à outrance, le «multiculturalisme» devient un communautarisme. Je sais aussi, à côtoyer régulièrement les milieux musulmans de Montréal, qu'il existe de ces imams réactionnaires à qui je ne souhaiterais pas confier une cause de violence conjugale..., mais aussi que la rhétorique sur l'islamisme militant est complètement fallacieuse. Un tel militantisme n'a pas, au Québec, d'emprise sur le processus politique, pas plus que judiciaire, et l'instauration d'une instance d'arbitrage familial ne donnerait pas à un tel mouvement davantage de signification sur la scène publique.
De plus, la connotation que l'on donne aux épithètes «modéré» et «extrémiste» est tout à fait obscure et cache un double discours qui fait de la «modération» une position intenable, se contentant de l'impuissance politique et du rejet de tout signe extérieur ou de la pratique comme telle de la foi. [...]
Le concept de laïcité est employé à toutes les sauces, mais n'est jamais remis en question ni redéfini en tant que tel. Même lors du grand débat français, on n'a jamais osé remettre en question sa compréhension actuelle. Or ce devrait être le premier pas dans ce genre de processus social et légal. Parce que, justement, la laïcité n'est pas qu'un argument, mais tout le concept au centre de la question. Il faut savoir ce qu'elle signifie, où et comment elle peut s'appliquer, pour le réel bénéfice de tous.
Ici-même, au sujet de l'instauration de tribunaux islamiques, question sur laquelle je me suis moi-même penché lors d'une série d'article dans l'hebdomadaire indépendant The Link (éditions du 30 mars et du 6 avril 2004), ce débat n'a pas eu lieu. Mis à part une couverture ponctuelle à quelques reprises dans l'année, la discussion publique n'est jamais advenue. Et chaque fois, on nous a donné les mêmes arguments des deux côtés : de l'un, l'indigeste fourre-tout du multiculturalisme, de l'autre, «la pauvre, pauvre femme musulmane».
La question n'est pas qu'il n'y ait pas de justes raisons de s'inquiéter de ce que les femmes musulmanes soient respectées, mais plutôt qu'elles ne servent que comme argument contre cette chose qui fait viscéralement peur : l'islam.
L'exception juive
J'ai déjà posé la question et je la repose : pourquoi, si le sort des femmes -- de toutes les femmes -- tient tant à coeur, ne remet-on pas en question l'éternelle exception juive ? Si l'idée de créer une «exception» musulmane nous paraît un tel danger de communautarisme et de perte de contrôle, pourquoi ne pas orienter notre réflexion sur les précédents auxquels remonte le présent débat ?
L'existence d'arbitrage rabbinique en matière de famille a été mentionné, il me semble, avec une extrême économie. On a voulu sans doute montrer sa «bonne foi» en en prenant connaissance, mais on s'est prudemment gardé de l'examiner en détail ou de le remettre en question. [...] De plus, comme les communautés juives orthodoxes vivent sensiblement (et volontairement) plus isolées du reste de la société que les minorités musulmanes, il est possible de croire que s'applique la loi du «si on ne le voit pas, ça ne dérange personne». Et ça, c'est d'autant plus préoccupant. Aurait-on laissé la femme juive dans l'ombre, s'est-on inquiété de son sort ? Aussi, serait-il naïf de croire qu'en matière de violence conjugale ou de divorce une femme musulmane issue d'un milieu conservateur, défavorisée de surcroît, aura plus de chance de présenter son cas devant les tribunaux civils qu'en permettant l'intermédiaire d'un arbitrage religieux. De plus, l'officialisation d'une telle démarche permet de le baliser, de le normaliser et de s'assurer de la préséance du droit sur la tradition patriarcale, qu'elle soit musulmane ou juive.
Un consensus à élaborer
Tariq Ramadan avait à ce sujet bien expliqué les processus en cours dans le dialogue entre les musulmans et les occidentaux : «Comment faire évoluer les mentalités ? Condamner les sources scripturaires et ne plus être entendu par le monde musulman ? Imposer une opinion dite moderne en étant dans les faits perçu comme un "occidentalisé" ou, pire, un agent dévoyé à la cause de "l'ennemi" ? Être entendu de l'Occident en ayant perdu l'écoute du monde islamique ? [...]
«La seule voie envisageable est celle qui consiste à engager le débat de l'intérieur en s'appuyant sur un premier consensus parmi les musulmans. [...] Est-ce à dire que les intellectuels en Occident en général et les non-musulmans en particulier n'ont pas de rôle à jouer dans ce processus ? Bien au contraire, mais il est clair que leur impact dépendra grandement de leur attitude. S'ils s'arrêtent aux symboles, aux apparences et aux slogans, en donnant l'impression que pour eux la seule évolution positive pour le monde islamique et les musulmans occidentaux est de se plier au modèle dominant et de nier leurs références, il est clair qu'ils ne seront ni entendus ni suivis et que la fracture est inévitable.» (Tariq Ramadan, 29 avril 2004, Centre des médias alternatifs du Québec.)
En fait ce que l'on aurait dû avoir, c'est un véritable débat public et l'élaboration d'un consensus véritable, par écrit, pour concilier les principes familiaux évoqués dans la charia avec les principes fondamentaux du droit canadien. [...]
J'ai malheureusement la très forte impression que l'imaginaire collectif a préséance sur une quelconque préoccupation pour les femmes ou pour la préséance du droit sur la religion. Le portrait caricatural et invariable du musulman comme violent, insensible et intéressé que l'on présente dans les médias pour dénoncer le rapport Boyd ne fait que confirmer mon doute. Les préjugés voulant que des gens souhaitant fonctionner selon des principes religieux auxquels ils sont attachés soient nécessairement rétrogrades et doivent être remis à leur place n'a rien d'une volonté laïque d'égalité. C'est un désir de conformisme, doublé d'une attitude violente de rejet. [...]
Les assertions voulant que de telles instances religieuses n'aient pas leur place «au XXIe siècle» me laissent tout autant perplexe. Le sentiment hégémonique de l'Occident est-il à ce point persistant et fort que l'on se soit approprié le siècle ? Je crois au contraire que ce siècle sera celui des remises en question et des redéfinitions de concepts élaborés au siècle précédent, et que nous devrons revoir à la lumière de l'actualité. Nous ne pouvons nous contenter de vulgaires lieux communs dans l'élaboration d'une discussion collective.


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