Pour une politique de reconnaissance réciproque

Jean-Marc Ferry propose une solution philosophique à la crise belge

Chronique de José Fontaine


Observant la crise politique belge, considérant qu’elle repose aussi sur le sentiment d’une injustice commise à l’égard du peuple flamand, Jean-Marc Ferry estime, dans Le Vif de cette semaine, que l’Etat belge doit déclarer solennellement qu’il reconnaît cette injustice, car ce sont de telles déclarations de repentance qui peuvent (et je le pense) décrisper les relations entre anciens offenseurs et anciens offensés. Il donne l’exemple de l’agenouillement de Brandt à Varsovie en décembre 1971 ou la déclaration conjointe de Vaclav Havel et Helmuth Khol en 1997 portant sur la réconciliation germano-tchèque. Jean-Marc Ferry a en effet excellemment décrit ce processus qu’il appelle l’identité reconstructive, une perspective philosophique de première grandeur, je tiens à le souligner, malgré les critiques que je me vois obligé de faire à son application concrète à la Belgique. J’ai d’ailleurs eu [l’occasion d’en parler dans VIGILE->archives/ds-chroniques/docs5/jf-148.html] de très nombreuses fois.
Un point positif
Un éloge qui vient immédiatement, c’est le fait que Jean-Marc Ferry ne demande pas que ce soient les Wallons qui fassent cette déclaration de reconnaissance, mais l’Etat belge lui-même. Et c’est une bonne chose par rapport à la vérité du passé. S’il y a eu une oppression francophone des Flamands, elle venait de la classe dirigeante de l’Etat belge où les Flamands ont toujours prédominé, elle venait donc des Flamands eux-mêmes, soit ceux d’entre eux plus favorisés socialement et qui avaient collectivement adopté le français.
Le problème d’une telle proposition qui, effectivement, exonère les Wallons de toute culpabilité non fondée, c’est qu’elle tend – je ne dis pas que c’est cela qui est voulu - à ne pas prendre en compte l’un des partenaires bien réels de la question nationale belge, à savoir les Wallons. Ils ne se voient pas imputer une responsabilité (qu’ils n’ont effectivement pas), mais ne se voyant pas imputer de responsabilité, ils ne sont pas pris en considération non plus comme sujet collectif. En somme, ils n’existent pas dans cette proposition.
Une autre proposition qui mérite des critiques
Jean-Marc Ferry estime cependant que les Wallons devraient accélérer l’amélioration de leur gouvernance publique notamment dans l’enseignement secondaire.
Ici la proposition est quelque peu problématique. En effet, dans le même temps que la proposition de démarche où l’on invite l’Etat belge à reconnaître les torts faits aux Flamands, on inflige somme toute une leçon aux Wallons invités à “s’améliorer”. Je ne dis pas que la Wallonie est absolument bien gouvernée. Mais ce qui peut gêner c’est que dans le même temps où l’Etat belge reconnaîtrait ses torts à l’égard des Flamands, les Wallons seraient invités à s’amender dans un domaine où, certes, on peut toujours faire mieux, mais où il ne semble pas très évident que les Wallons auraient vraiment des choses à se reprocher moralement, philosophiquement. Quant à l’enseignement secondaire, ses résultats ne sont pas bien pires que ceux d’un pays comme la France par exemple et sont mauvais en partie (c’est le journal flamand De Standaard qui le souligna lui-même il y a quelque temps), du fait d’une immigration plus massive en Wallonie qui tend à diminuer les performances en français. Je formule une autre critique sur ce point dans le paragraphe suivant.
Une troisième proposition à mettre en cause
Enfin, Jean-Marc Ferry fait une troisième proposition qui est que la population devrait s’exprimer sur la transformation de l’Etat belge par le biais d’un référendum constituant. Pour ceci qui semble évident, la critique doit, me semble-t-il, être un peu plus sévère. L’expérience du seul référendum où la population belge ait été consultée est celle de 1950, vote au cours duquel la Flandre, grâce à sa majorité numérique, put imposer son point de vue aux Wallons qui ne voulaient pas revoir sur le trône un homme qu’il percevait comme un collaborateur de l’Occupant. Il y a dans cette troisième proposition, plusieurs difficultés à soulever. La première c’est de savoir s’il est possible vraiment que l’on puisse sortir de la question nationale belge par un référendum, dans la mesure où sur la plupart des questions les opinions publiques se contredisent, ce qui, par définition montre qu’il y en a deux et qu’il y a deux peuples en Belgique. Mais la repentance de l’Etat belge ne devrait s’exercer qu’à l’égard d’un seul de ces deux peuples, le second étant invité non à recevoir des excuses mais à s’amender...
Or l’un des domaines où il doit s’amender serait l’enseignement secondaire qui a sans doute des reproches à se faire mais qui n’est pas si loin que cela derrière la Flandre (à 90% de ses performances), mais dont les professeurs sont déjà payés de 15 à 20% de moins qu’en Flandre, écart qui va croître encore du fait que d’autres avantages vont être consentis aux professeurs flamands, du fait que ceux-ci continuent à bénéficier d’un régime de pré-retraite ou de retraite favorable que les responsables wallons désargentés ont supprimé, malgré de très longs mois de grèves d’une profession enseignante humiliée, mal payée et qui commence à subir un mépris général. Pourquoi? Simplement parce que les pouvoirs publics wallons sont plus pauvres et que les pouvoirs publics wallons ne veulent plus subir leurs grèves. Ils ont donc maté les enseignants.
L’Etat belge ne devrait-il pas s’excuser aussi vis-à-vis des Wallons?
On pourrait se poser aussi la question de savoir si les Wallons eux-mêmes n’ont pas des reproches à faire à l’Etat belge. Il me semble que si et pour de très nombreuses raisons.
1) Il est un fait que depuis 1884, les Wallons ont été constamment mis en minorité dans l’Etat belge du fait de la prépondérance de la Flandre. Ils l’ont été d’un point de vue idéologique puisque de 1884 à 1914, la Wallonie laïque et à gauche a été dirigée par des gouvernements belges cléricaux et très réactionnaires, les Wallons (du même bord idéologique que les Flamands), n’ayant que peu de place dans ces gouvernements.
2) Après 1914-1818, le Gouvernement belge, sous la prépondérance flamande, a pu s’orienter (certes avec l’accord de nombreux politiciens wallons et francophones), vers une politique de neutralité internationale, mais aussi en clair de rupture avec la France, désastreuse. En 1940-1945, Hitler a décidé de libérer les soldats flamands faits prisonniers entre le 10 et le 28 mai. Certes, de cette mesure, les Flamands ne sont aucunement responsables, mais il est vrai aussi de dire que peu de voix se sont élevées en Flandre contre elle. En outre, la question mérite d’être posée de savoir si ce n’est pas le comportement très combatif des soldats wallons face à l’envahisseur qui a justifié une mesure qui a tout de même éloigné pendant cinq longues années les plus jeunes Wallons de leur pays.
3) Dès les années 1950, la Wallonie est entrée dans un processus de déclin économique très grave contre lequel aucune vraie mesure n’a été prise par l’Etat belge. Au contraire même, les mesures prises par l’Etat belge ont été des mesures de dépenses de l’Etat ou d’investissements de l’Etat (à l’époque tous les Etats les réalisaient), dénoncées d’emblée comme néfastes pour la Wallonie (par les syndicats ouvriers). Et par un arbitre impartial: la Commission européenne. La politique menée alors a porté sur 1000 milliards de FB d’investissements sur 15 à 20 ans, ce qui devrait se situer aux alentours de quelque chose comme une centaine de milliards d’€ aujourd’hui. Et cela alors que le déclin wallon était évident mais qu’il n’a pas été combattu par l’Etat belge: il faut dire en passant que les meilleures performances de la Flandre doivent beaucoup – et même sans doute l’essentiel - à cette politique menée par quelqu’un comme Gaston Eyskens, Premier ministre belge tout à fait influent, Flamand modéré, qui en a assumé à 100% et les intentions, et la partialité, dans ses Mémoires.
En pleine crise de la sidérurgie (qui était le coeur de l’économie wallonne), dans les années 1980, si la sidérurgie wallonne a bien été aidée à sortir de ses difficultés (et efficacement), la sidérurgie flamande s’est vue octroyée en compensation des aides proportionnellement plus élevées. La chose s’est reproduite dans de nombreux domaines. Ce qui signifie en clair que lorsque des investissements suppresseurs d’emplois étaient réalisés en Wallonie, des investissements créateurs d’emplois étaient réalisés en Flandre (selon une logique qui voulait que tant d’argent attribué à la Wallonie devait avoir sa contrepartie par tant d’argent dépensé en Flandre).
L’humiliation linguistique infligée aux Flamands est bien réelle mais...
Les torts de l’Etat belge à l’égard du néerlandais, de la langue que les Flamands ont voulu se donner sont assez clairs, certes, mais la politique qui a été menée ensuite pour réparer ces torts a contribué à renforcer l’emprise flamande sur l’Etat. On peut même dire que cette emprise aurait été plus dure si les deux guerres mondiales ne l’avaient fortement entravée, surtout la seconde durant laquelle le mouvement flamand, s’étant compromis avec le nazisme, perdit (un peu comme la bourgeoisie française en 1945), un assez long moment, le ressort de son hégémonie (de 1945 à 1965 en gros).
Le plus vif reproche
Le plus vif reproche que je ferais à Jean-Marc Ferry, c’est que sa proposition débouche sur une reconnaissance de la Flandre et sur une leçon assez dure donnée à la Wallonie, sans que rien n’indique que ce peuple doive être reconnu. Devrait-il l’être? Moi-même, je le ressens comme cela. Beaucoup (et même les dirigeants wallons) estiment depuis quelque temps que la Wallonie doit se redresser, car le retard économique qu’elle accuse au sein de l’Etat le déséquilibre et pousse les Flamands dans le camp du séparatisme. Mais ceci fait irrésistiblement penser au fait que dans tout couple, celui qui est le plus dominé, celui qui souhaite le moins la disparition du couple, est aussi celui qui se culpabilise le plus aussi de l’éclatement du lien. Or, même si le fédéralisme a d’abord été demandé par les Wallons (logique que ce soit une minorité qui réclame son autonomie dans l’Etat), il est vrai que les dirigeants wallons actuels font semblant de l’oublier et d’oublier surtout que, au départ, la quête d’autonomie économique et politique, exprimée quasi exclusivement par les Wallons, avait comme objectif de sauver la Wallonie et non la Belgique (ou pas prioritairement). Les dirigeants wallons actuels, surfant sur un certain regain du sentiment belge en Wallonie, présentent l’oeuvre de redressement wallon, non pas, comme autrefois, comme étant la clé du redressement wallon mais comme une façon de sauver la Belgique. Et cela comme si la représentation de l’intérêt wallon seul ou du moins expliqué de manière prioritaire, ne suffisait pas. Si un peuple n’a d’intérêts que subordonnés à un plus vaste ensemble, il n’existe pas. Même chose pour un individu (se jette-t-on à l’eau pour sauver un homme qui se noie, seulement s’il est père de famille mais pas s’il est célibataire?).
Cette présentation est humiliante. On a beau dire que ce sont les dirigeants wallons eux-mêmes qui se prêtent à cette humiliation. Cela ne prouve rien puisque, rappelons-nous la leçon historique juste de JM Ferry, c’est une bourgeoisie flamande qui a humilié les Flamands dans leur langue. Je me souviens avoir parfois présenté les rapports entre Flamands et Wallons comme se prêtant à une politique de reconnaissance réciproque – ou reconstructive dans les mots de JM Ferry – notamment un jour à un public bruxellois. Ce public se récria arguant du fait qu’il n’y avait pas de différences véritables entre Wallons et Flamands.
Or je me demande si ce n’est pas là que réside le problème. Il est vrai qu’aujourd’hui la politique intérieure belge est présentée par les dirigeants wallons (oublieux de la Wallonie) en termes purement linguistiques (Flamands contre francophones). Et, par conséquent, cette présentation qui trompe l’opinion belge et internationale, peut légitimement tromper également un grand penseur comme Ferry.
Je ne vois pas d’autre issue à la crise belge dans ses profondeurs que dans une reconnaissance réciproque des torts commis, ce qui implique aussi une reconnaissance des deux peuples de Belgique et de l’entité bruxelloise. La proposition de Jean-Marc Ferry, quoique excellente dans ses intentions et ses principes, doit donc être discutée. Mais il faut savoir aussi que les reproches que je lui fais ont mille excuses.
Du fait de l’impéritie des dirigeants wallons actuels qui poussent leur politique actuelle jusqu’au déni de leur propre peuple.
Comme l’avait fait hier la bourgeoise flamande.
José Fontaine

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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3 commentaires

  • José Fontaine Répondre

    2 janvier 2008

    Exactement Jean-Paul, exactement ce que je ressens depuis longtemps: la seule chose qui permette d'espérer c'est que les Bruxellois adoptent une attitude autonomiste aujourd'hui: bien que cela semble moins sensationnel, c'est la donnée vraiment nouvelle de la question belge et la condition même de la vraie reconnaissance. Bonne année à toi et à ta famille. Je ne réponds pas à l'ami précédent car bien que je ne ressente pas les choses de cette façon, je le comprends. Sauf que sur le simple plan des faits, les Flamands demeurent au fond le peuple au monde qui parle le plus le français sans que ce ne soit sa propre langue, ce qui d'ailleurs montre en fait que la question des langues n'est pas ce qui divise la Belgique, mais quelque chose de plus profond mais aussi de plus fécond. Il y a même en Flandre un amour de la langue française qui peut se dérober au regard en raison de la nécessité dans laquelle les Flamands sont de défendre la leur. Mais qui est réel. En outre, il y a des Flamands - les plus éclairés - qui ont perçu que le danger principal vient de l'anglais et des Bruxellois dont je parlais un peu plus haut et qui aiment à placer en avant deux seules langues à Bruxelles: le français et le néerlandais, manière de résister aussi qui est sympa et qui n'est que contre la domination trop absolue de l'anglais.

  • Jean-Paul Gilson Répondre

    30 décembre 2007

    Voilà donc cher José une volée d'applaudissements cumulés à tous mes voeux pour l'année qui vient à toi et à tous ceux qui lisent ces lignes.
    Il me suffira d'ajouter simplement que ce fut mon arrivée au Québec qui m'apprit comment, le wallon que j'étais, était précédemment en exil dans son propre pays, dans sa capitale nationale Bruxelles, un immigrant sans le savoir.
    JP Gilson

  • Archives de Vigile Répondre

    29 décembre 2007

    Et les flamands s'excuse pour collaboration avec les Allemands en 40???.......
    Anvers a déjà commencé les excuses pour déportation!
    A quand les autres villes?
    Quand sont rentrés d'Allemagne les prisonniers flamands?
    les prisonniers Wallons?
    Nous devons apprendre le flamand pour accueillir les Flamands en Wallonie ET nous devons parler flamand quand nous allons en Flandre par respect pour eux. Donc flamand tout le temps.
    Ca ressemble à une flamandisation de la Belgique....., car les jeunes Flamands n'apprennent plus le français, mais l'anglais.
    La Flandre ne cherche pas la séparation, mais la confédération...
    La Belgique ne perdrait pas grand chose en étant plus que de 2 régions (Wallonnie et Bruxelles).
    En résumé : Aucune excuse à des revenchards et/ou des extrémistes et/ou des collabos. Et bon vent si vous nous faites le plaisir de partir