Pertinence rationnelle/laïque des traditions religieuses

Chronique de José Fontaine

Une députée du Parlement de la Région bruxelloise, Mahinur Özdemir, a donc presté le serment d’obéissance à la Constitution belge en étant, très modérément, voilée. Certains considèrent que le voile islamique dans une assemblée parlementaire d’importance (comme les Régions, ici celle de Bruxelles), irait à l’encontre de la neutralité de l’Etat. Cette députée est une élue du CDH, l’ancien PSC (Parti Social-Chrétien), déconfessionnalisé. Ce parti wallon et bruxellois qui a laissé tomber dans son intitulé le C de « chrétien », contrairement à son homologue flamand le Christelijk Volks Partij (CVP càd à peu près la même chose que PSC), devenu le Christen-Democratisch en Vlaams (Chrétien-démocrate et flamand). Certains voudraient interdire tout signe religieux ostensible dans les Parlements.
La Constitution belge (à laquelle prêtait serment Mahinur), est une des plus vieilles Constitutions laïques au monde (1830). Le mot « Dieu » y fut ignoré par ceux qui l’ont rédigée et la liberté des cultes proclamée (1). Au Québec, en Wallonie ou ailleurs, nous sommes très concernés par cette question de la pluralité des religions ou du caractère pluri-ethnique des sociétés contemporaines (le multiculturel). Il y a d’ailleurs un lien entre les identités religieuses et les identités culturelles, même si les deux choses ne se confondent pas (encore qu’il conviendrait ici de rappeler ce qu’en disent Durkheim ou Girard par exemple).
L’émancipation seulement dans le combat antireligieux ?
Le problème fondamental, n’est-il pas de savoir , au-delà de cette affaire de voile, la place des traditions religieuses dans le monde contemporain ou dans la culture ? Une lecture superficielle du phénomène religieux l’assimile à quelque chose de dépassé, naïf, superstitieux, crédule. Il existe même des gens intelligents qui n’y voient qu’une fable inventée pour surmonter la peur de l’homme devant la mort. Ou, pour le condamner, qui pensent qu’il reposerait seulement sur des « dogmes ». D'où la conviction sincère, chez beaucoup de laïcs militants, que la lutte antireligieuse est à la base des grands combats émancipateurs depuis les Lumières. Alors, la laïcité peut consister à penser que l’humanité ne serait vraiment elle-même que débarrassée de toutes les religions.
Mais, pour poser cela, il faut considérer les traditions religieuses comme étant hors du champ de la rationalité humaine (et donc hors de l’humain). Cette manière de voir les choses est typique de certains laïcs radicaux français (marqués par la version catholique du christianisme et les abus du clergé de cette Eglise).
S’il n’y avait la revue française Esprit (juillet 2004), on ignorerait tout en France de la rencontre entre Habermas et Ratzinger (futur Benoît XVI), en janvier 2004. Le philosophe athée Habermas y affirme sans ambages ni complaisance deux choses importantes.
Les deux convictions d’Habermas
La première, c’est que les athées ou les agnostiques, avec leur vision du monde irréligieuse, ne sont pas nécessairement plus proches (que les religieux, protestants ou les catholiques par exemple), des idéaux de l’Etat libéral et démocratique. Il est vrai qu’il existe des pathologies dans toutes les traditions religieuses qui menacent les idéaux libéraux. On ne le sait que trop. Mais, dans la mesure où, souvent, un certain athéisme que j’appellerais « commun » se veut volontiers matérialiste, scientiste (« naturaliste » dit Habermas dans son livre paru en français en novembre dernier Entre naturalisme et religion, Gallimard, Paris, 2008), il contient aussi des menaces pour les idéaux démocratiques. Ce naturalisme diffus fait parfois du matérialisme ou du positivisme méthodologique des sciences exactes, le contenu de sa philosophie. Existent alors, en ce naturalisme, des tendances à nier le libre-arbitre humain ou l’identité irréductible des personnes (ramenée à un phénomène cérébral). Ce même naturalisme doute de la portée des savoirs autres que ceux des sciences exactes (comme les sciences humaines, la critique littéraire, la philosophie etc.). Or pareilles positions sapent aussi dangereusement les principes de l’Etat libéral que les fondamentalismes religieux.
La deuxième chose que dit Habermas, c’est qu’il existe, dans les traditions religieuses, un potentiel de savoir. Cela veut dire que la religion n’est pas seulement qu’adhésion, mais aussi « science » : la « science » (ou le savoir) entendue au sens large (pas seulement au sens étroit du logico-mathématique). C’est peut-être cette idée qui choquera le plus certaine laïcité classique (parfois fermée). Il est commode en effet de rejeter les traditions religieuses du côté du folklore, de l’irrationnel ou du dogmatisme. Mais c’est aussi très simpliste quand on mesure (autant citer des noms pour abréger), l’apport immense - capital - de philosophes contemporains comme Charles Taylor, Paul Ricoeur, Emmanuel Lévinas ou René Girard. Ou aussi, par exemple, celui d’un théologien athée comme Marcel Gauchet (dont le livre Le désenchantement du monde est une réinterprétation fascinante du christianisme comme « religion de la sortie de la religion ») (2). Habermas pense même que nous entrons dans une ère post-séculière qu’il caractérise comme celle d’un dialogue entre les traditions intellectuelles de la laïcité ouverte et des religions éclairées (il existe aussi un Islam éclairé), qui s’informeraient réciproquement de leurs savoirs et expériences.
Je regrette profondément qu’en France cette position fasse scandale en certains milieux où, malgré l’affaiblissement tout de même extraordinaire des formes contemporaines d’adhésion au christianisme (et d’autres traditions religieuses), celui-ci soit toujours considéré comme néfaste, menaçant et - ce qui est pire – indigne d’une humanité émancipée. En parlant de la religion comme d’un Savoir, en proposant une voie d’ouverture si inédite, Habermas pose à mon sens le vrai problème de la religion et de la laïcité aujourd’hui. Mais risque fort d’être mal compris. Tellement on se sent si bien dans les vieilles catégories et les vieilles fermetures des radicalismes tant religieux qu’irréligieux.
(1) Enormément de catholiques peut-être même majoritaires (pas tous cléricaux). L’Eglise catholique s’y retrouvait formidablement (rétribution du clergé entre autres), mais le texte de 1830 était ouvert à la reconnaissance d’autres cultes (leur liste s’est fort allongée). Il n’y avait ni religion d’Etat, ni concordat avec Rome.
(2) Jean-Marc Ferry explique souvent que sa pensée est une sorte de traduction (terme que je reprends à Habermas), de certains savoirs chrétiens en termes philosophiques (le Pardon, la Communion des saints par exemple), en se réclamant de Walter Benjamin qu’Habermas considère aussi comme un formidable « traducteur » en ce sens précis.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    1 juillet 2009

    Merci, chère Andrée Ferretti, ainsi que pour vos livres et votre enthousiasme patriotique qui ne faiblit pas loin de là!
    Sur les convictions qui sont aussi des traditions, relativement complexes, j'aurais tendance à dire que dans les pays de vieille chrétienté, nous apprenons l'athéisme et le christianisme un peu comme on apprend une langue maternelle. Certes, sans doute faut-il être ouvert et avoir un minimum de réflexion. En ce qui me concerne personnellement, j'ai eu l'occasion de comprendre le judaïsme de l'intérieur (et pas seulement à travers le christianisme), grâce à Emmanuel Lévinas, le plus grand penseur d'inspiration juive contemporain (mort en 1995), que j'ai lu très jeune et continue à lire.
    Il faut sans doute ce que Habermas appelle des «traductions» pour se comprendre et la philosophie de Lévinas a joué ce rôle pour moi en ce qui concerne le judaïsme.
    L'Islam, c'est un peu plus complexe. On sait qu'il y a eu un Islam éclairé (Averroès, Avicenne), mais s'exprimant dans les catégories d'Aristote, moins actuelles. Pour ma part, à des années de distance, deux des étudiants auxquels j'enseigne m'ont donné le sentiment d'un Islam éclairé, ouvert à la laïcité. Le premier était un garçon qui me parla de je ne sais plus quel Premier Ministre du roi du Maroc Hassan II qui avait évoqué le mot Dieu devant son roi, non par soumission, mais pour lui faire comprendre que Dieu ne s'identifie à rien d'humain (de créé), sens de la Transcendance en lequel Marcel Gauchet voit l'amplification parallèle du Monde (de l'Homme) d'une part, et de Dieu de l'autre, structure de Foi qui annonce la laïcité («plus Dieu est grand, plus l'Homme est grand» selon sa formule qui est celle d'un athée, je le note en passant). Une fille me parla du même roi Hassan II en me disant qu'il fallait lui baiser les mains (etc.), «ce que je ne ferais même pas devant Dieu,» ajoutait-elle. Cela m'a frappé, car ce fut elle qui me félicita la première lors du discours que je fis à Namur en faveur de la République à la Fête de la Wallonie en présence de notables politiques très hostiles. Un jour qu'on me posait la question du lien que je faisais entre la Foi et l'irrespect républicain pour les "grandeurs d'établissement", je racontai ce que m'avait dit cette étudiante musulmane, qui me semble être au coeur de ce qu'il y a d'essentiel et de meilleur dans cette tradition religieuse, idée que Gauchet valide, si je l'ai bien lu.
    Peut-être le langage philosophique est-il important pour dialoguer et comprendre.

  • Archives de Vigile Répondre

    28 juin 2009

    Merci, monsieur Fontaine, pour ce texte d'une grande intelligence des distinctions nécessaires à établir entre pratiques religieuses qui exigent la foi, s'y reposent, et les religions comme phénomènes culturels majeurs qui exigent la reconnaissance du lieu d'ancrage qu'elles ont représentées -représentent encore dans plusieurs sociétés- pour des individus, des communautés, des nations dans la formation de leur identité, même si, aujourd'hui, ils n'ont nul besoin de la croyance en l'existence d'un dieu transcendant et providentiel, pour forger leur destin. Pour le prendre enfin en main de manière pleinement responsable.
    Qu'en France, en Wallonie, au Québec, ils restent des individus non suffisamment libres pour vivre leur foi, avec besoin d'en afficher les signes extérieurs, je pense comme vous que ce n'est pas si grave, à la condition sine qua non que cette démonstration ne relève d'aucun prosélytisme. Malheureusement, ce n'est généralement pas le cas des mulsumans qui n'ont d'autres désirs, secrets ou déclarés, que celui de convertir l'humanité à leur croyance.
    D'où la nécessaire vigilance des États laïques qui le sont par la volonté de leurs citoyens.
    Andrée Ferretti.