Des médias nous apprenaient récemment que la direction du Parti québécois soumettra à son conseil national une proposition qui vise à «réorienter résolument l'enseignement du français vers l'acquisition de la langue standard québécoise, écrite et parlée». Ainsi donc, sous une terminologie différente, réapparaît le fameux -- et mythique! -- «français standard d'ici»!
Il a même pris du galon puisqu'on lui confère maintenant le titre de «langue». Cette promotion est d'ailleurs fort révélatrice: il s'agit clairement, pour ce parti, de décréter la naissance d'une langue nouvelle, indépendante du français; autrement dit, de faire sur le plan de la langue ce qu'il n'ose plus faire sur le plan politique: proclamer l'indépendance. Mais qu'on ne s'y trompe pas: même si on revenait à une terminologie plus anodine (ou plus hypocrite), comme «français standard en usage au Québec», il s'agirait toujours de «séparatisme» ou de «souverainisme linguistique», c'est-à-dire de détacher le français du Québec du reste de la langue française par la définition et l'imposition dans nos écoles d'une norme distincte de celle des autres francophones.
Plusieurs de ces médias nous ont rappelé à cette occasion que cette «langue standard québécoise» n'est définie nulle part. Ils ont raison: la «langue» en question est une réalité plus qu'hypothétique, dont les contours et surtout l'existence même alimentent bien des débats parmi les linguistes.
On comprend d'ailleurs la discrétion des promoteurs de cet ectoplasme langagier, car ils sont devant un dilemme. En effet, de deux choses l'une: ou bien cette «langue standard québécoise» à définir s'éloigne beaucoup du standard du français international, et elle sera alors contestée et jugée néfaste par beaucoup, ou bien elle n'en diffère que par quelques particularités du type «déneigeur», «recherchiste», «relationniste», «acériculture», «motoneige» ou «cabane à sucre», que personne ne songe à condamner depuis belle lurette. Et alors, pourquoi parler de «langue» et s'embarrasser de dictionnaires spécifiques, de grammaires spécifiques, de manuels de prononciation spécifiques?
Un consensus fictif
Dans cette discussion, un des arguments les plus utilisés par les défenseurs de la «langue standard québécoise» est l'existence d'un consensus en sa faveur. On ne le dira jamais assez: ce consensus est totalement fictif. Il n'existe pas chez les linguistes: de nombreux linguistes ont pris position contre cette démarche et estiment qu'elle repose sur des prémisses mal établies, voire carrément erronées.
Il n'existe pas plus chez les leaders d'opinion: il y a au Québec des dizaines de voix respectées qui s'opposent à l'idée même d'une «langue standard québécoise». Il n'existe pas non plus dans la population: lorsqu'on leur a demandé si, de façon générale, ils pensaient que les francophones de tous les pays devraient employer les mêmes mots, à peu près 50 % des Québécois interrogés, qui constituaient un échantillon représentatif des populations de Québec et de Montréal, ont répondu que oui!
Lorsqu'il s'agit de mots bien précis, les Québécois ne sont pas d'accord non plus pour s'enfermer dans la québécité. Un indice: d'après une des études publiées ces jours-ci par l'Office québécois de la langue française (OQLF), plus une personne est instruite, plus elle juge sévèrement les québécismes. En cette matière, les Québécois sont même plus sévères maintenant qu'il y a un quart de siècle (Jacques Maurais, Le Vocabulaire des Québécois, étude com-parative, 1983 et 2006).
Le français international à l'école
Plus significatif encore, une autre de ces études nous apprend que «les Québécois ne veulent pas que leur variété de langue soit décrite comme un tout indépendant, sans aucune référence au français parlé et écrit ailleurs dans le monde» (Jacques Maurais, Les Québécois et la norme - L'évaluation par les Québécois de leurs usages linguistiques). À propos de l'enseignement, les opinions sont très nettement définies: 76,8 % d'entre eux pensent que «le français correct enseigné dans les écoles du Québec doit être le français international» et 88,3 % qu'«il est souhaitable qu'on utilise les mêmes ouvrages de référence comme les dictionnaires et les grammaires partout dans la francophonie». Le consensus serait donc contre la proposition du PQ!
Tout cela n'a rien d'étonnant: il est bien connu que les tendances à la régionalisation et à la fragmentation linguistiques s'observent quand, dans un domaine linguistique donné, les communications se raréfient alors que l'inverse se produit quand elles augmentent. La mobilité actuelle des personnes a pour conséquence la mobilité des mots et des expressions. N'entend-on pas de plus en plus «week-end» au Canada et «fun» en France? Sans surprise, on assiste donc actuellement à un mouvement de «dérégionalisation» ou de «dédialectisation» du français.
Le français «tout court»
Au lieu de s'épuiser à inventer une norme locale spécifique, narcissique (ah! ce «narcissisme des petites différences» cher à Freud!) et à tenter de l'imposer à grands frais, pourquoi le gouvernement n'encouragerait-il pas les spécialistes de la langue à investir tous ces efforts dans l'enseignement du français «tout court» afin de permettre à un plus grand nombre de Québécois de mieux le maîtriser et donc de se sentir plus à l'aise dans une langue qu'illustre déjà, souvent avec beaucoup d'élégance, une partie importante de leur élite? Car là, les besoins sont immenses et, depuis trop longtemps, le débat sur la norme sert de prétexte à une certaine complaisance démagogique et d'excuse aux résultats déplorables de l'enseignement du français.
Les Québécois sont conscients de l'importance de la connaissance du français «tout court» et veulent rester dans le mouvement qui caractérise notre siècle. Ils veulent pouvoir participer pleinement aux échanges que seule permet la maîtrise d'une langue internationale encore fort prestigieuse. Ils veulent un enseignement utile qui prépare leurs enfants à faire leur place dans un univers ouvert et changeant et non les symboles d'un nationalisme dépassé. Si, de par le monde, des écoliers de populations très diverses peuvent s'approprier cette langue, à des degrés divers, certes, mais sans en mourir d'aliénation, pourquoi les Québécois ne le pourraient-ils pas?
Un choix regrettable
Le Parti québécois choisira-t-il de faire de la variété de français qui doit être enseigné un enjeu politique? Ce serait regrettable, car c'est un sujet qui devrait transcender les clivages idéologiques. Dans cette hypothèse, il nous resterait à espérer que les autres partis sauront barrer la route à ce projet suicidaire.
De grâce, que «la langue standard québécoise» ne s'aventure pas hors des colloques universitaires et de la douce quiétude des derniers salons où l'on cause -- pardon! «où l'on converse»! Le législateur québécois emploie les mots «langue française» ou «français» et n'éprouve pas le besoin d'ajouter à ces termes des précisions supplémentaires. C'est fort sage. Les instances officielles, quelles qu'elles soient, devraient continuer à suivre cet exemple et ne pas soutenir ou avaliser la définition d'une norme locale du français: parfois, l'abstention de l'autorité a bien des vertus!
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Annette Paquot, Professeur à la faculté des lettres de l'Université Laval
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