Lire le destin du pays

Chronique d'Élie Presseault

Comment parler des livres que nous n’avons pas lus? Il nous faut parfois faire un bout de chemin avant d’aboutir au terme d’une réflexion. L’occasion de la remise du prix Jean-Éthier-Blais nous permet de nous familiariser avec certaines problématiques de la difficile reconnaissance des grandes œuvres de chez nous. La poésie et l’essai furent remis à l’avant-plan. Il nous faut reconnaître les bons coups d’une année féconde sur le plan de la réflexion collective. Alors que les prémisses du printemps érable se transmutent au test nécessaire de réalité, la plume regagne ses vertus insoupçonnées.
Avant même de militer au sein de quelque instance que ce soit, il nous faut étudier l’ensemble des problématiques qui concernent l’être québécois. Indubitablement, Gaston Miron et Hubert Aquin semblent constituer des références obligées dans l’édification d’un projet littéraire autant que politique. L’opportunité de récompenser Pierre Nepveu et Martin Jalbert m’apparaît sous un jour nouveau. En effet, tout en ayant étudié les formes de l’essai et de la poésie, j’ai eu l’opportunité de mettre la main sur ces deux livres. Je m’en voudrais de passer sous silence une troisième référence presque obligée et qui prolonge les pistes introduites par Martin Jalbert, Saga gnostica. Hubert Aquin et le patriote errant, écrite par Filippo Palumbo.
Tant et aussi longtemps que nous ne prendrons point conscience de l’importance d’étudier les divers aspects de nos existences environnantes, il nous sera donné à voir un dénuement général de l’existence québécoise. Les tribulations de notre vie politique nous l’enseignent : sur les bancs de l’école, les références historiques et littéraires se trouvent à l’état de fragment. Nous pouvons certes déplorer le « branding » fédéraliste postréférendum de 1995. Les dernières manifestations les plus cruciales de cette créature politique bigarrée se trouvent dans les dénominations suivantes : Bouchard-Taylor, Bastarache et Graham Fraser.
Si nous ne prenons garde, l’état de notre langue risque de s’avilir. Il y a certains coups de pied qui se perdent… Quoi qu’il en soit, la tentation de militariser à outrance gagne certains États avides de visées impérialistes. L’accord de libre-échange toujours pas conclu avec l’Union européenne nous pend au-dessus de la tête comme une épée de Damoclès. En outre, l’aggravation de la crise économique et la précarisation des classes moyennes risquent d’embraser certains appétits guerriers. Avant tout, établissons ce qui tracera l’état d’une nouvelle politique de la langue française dans le contexte du gouvernement minoritaire que nous connaissons.
Reprendre le pas de notre marche collective passe par une reconnaissance du sentier et des conditions en présence. La tendance à la privatisation des politiques publiques fait réapparaître la préoccupation de René Lévesque en matière de système d’éducation québécois. Si nous pouvons privilégier une certaine part de privé en complémentarité avec un renforcement nécessaire du secteur public, nous devrons certainement reprendre le terme d’une réflexion obligée. En attendant, j’attire votre attention sur cette réflexion de Jean Éthier-Blais sur Hubert Aquin le 13 octobre 1979 :
« On m’invite à la représentation d’un film consacré à la vie et au retentissement de l’oeuvre d’Hubert Aquin. Qu’en est-il de lui, depuis sa mort? À l’époque de son suicide, j’étais à Strasbourg. Des amis m’apprirent la nouvelle et je lus les articles nécrologiques où tout un chacun se réclamait du manteau de ce nouvel Élie. Le char de feu a emporté Aquin avec son manteau. Il ne l’a jeté à personne, personnage mystérieux jusqu’au bout. Pour avoir joué un rôle dans l’explosion de sa notoriété, je puis affirmer que le déroulement de son oeuvre, telle qu’on la connaît, me déçoit. Il y a des fulgurances et l’intelligence y est toujours égale à elle-même; mais Aquin n’a-t-il pas donné dans la répétition, dans le procédé, dans le visage d’une pensée et d’une expression désaxées? Il devient incompréhensible et bavard. Peut-être ses notes politiques résisteront-elles au temps mieux que ses oeuvres littéraires. Chose inouïe, j’ai vu qu’on le vendait quelque part au rabais. Il a son buste à la Bibliothèque Nationale; un pavillon de l’Université du Québec porte son nom; on lui consacre un film. C’est la gloire. Et pourtant sensible à l’atmosphère dès lors que la chose littéraire est en jeu, je sens une désaffection. Le purgatoire! Les livres qu’il n’a pas écrits brûlent autour de lui et le consument. Il est mort sans avoir tout dit et sans avoir assez dit de lui-même. Le destin posthume est parfois, lui aussi, difficile à porter.
Attention, jeunes gens de génie que vous destinez à la carrière des lettres. Ce sont vos thuriféraires, vos amis, vos admirateurs passionnés qui vous oublieront les premiers, que vous mouriez ou que votre oeuvre subisse une éclipse. Gide, qui s’y connaissait drôlement en nature plumitive, a choisi de rester longtemps obscur. Il n’a connu le grand éclairage de la gloire que le visage couvert de rides et le coeur déjà bronzé. Aquin, lui, a vécu très tôt en pleine lumière. La loi de l’alternance veut que l’ombre le réclame. Nous en reparlerons dans dix ans. »

Aujourd’hui même, Pierre Nepveu a porté Gaston Miron aux nues. Nous devions reconnaître l’effort colossal déployé qui couronne l’apothéose d’une carrière d’essayiste littéraire féconde. Toutefois, il viendra bien le jour où l’existence d’un-e essayiste ou un-e poète, romancière que ce soit, saura mieux éclipser les fulgurances politiques que les prouesses mironiennes ont saisies au détour d’un vers. L’avenir appartient aux artistes de la relève. C’en est d’autant plus évident aux lendemains qui déchantent de notre condition politique en sursis.


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