Photo: Annik MH De Carufel
C'est le livre-événement de l'automne. Bourgault, de Jean-François Nadeau, directeur des pages culturelles du Devoir et historien, ne peut qu'attirer l'attention. Parce que la vie de Bourgault épouse la formidable évolution du Québec. Parce que Bourgault a plongé dans la politique, fait la fête avec les artistes, provoqué, dans sa vie tant publique que privée, et su séduire les foules. Parce que l'homme est complexe, entier, fascinant et détestable. Parce que son parcours est un roman et que notre collègue le raconte avec talent. En attendant le lancement de l'ouvrage, jeudi, voici, dans des textes rédigés en exclusivité pour Le Devoir, deux facettes du personnage que fut Pierre Bourgault.
Dans une lettre datée du 4 novembre 1968, le président du Rassemblement pour l'indépendance nationale écrit une dernière fois à ses militants. Le RIN a été sacrifié, explique Pierre Bourgault, pour faire l'unité des indépendantistes au sein du Parti québécois.
[->7711]La nouvelle du sabordage du RIN rend tout d'abord René Lévesque fou de rage. L'ancien ministre de Jean Lesage ne veut pas des gens du RIN au sein du PQ. Ni collectivement, ni individuellement. Il n'en a jamais voulu. Malgré tout, plusieurs militants souhaitent que Bourgault prenne la parole lors d'assemblées. Lévesque demande à Camille Laurin de rappeler à l'ancien président du RIN que «les seuls porte-parole du PQ sont ceux mandatés par l'exécutif»...
Bourgault se voit donc forcé de se tailler une place coûte que coûte à l'exécutif du parti, à défaut de quoi il devra accepter d'être relégué aux oubliettes.
En juin 1969, Bourgault annonce aux médias qu'il présente sa candidature à la présidence du PQ dans le comté de Taillon, en banlieue de Montréal. Ville Jacques-Cartier, coeur électoral du comté, n'est pas un lieu de tout repos. Comme l'écrit Jacques Ferron, qui appuie Bourgault, les chiens y remplacent la police, les «bécosses» l'égout, les puits l'aqueduc.
Le 23 juin, au sous-sol de l'église, Bourgault ne tarde pas, comme ses partisans, à se sentir dans le pétrin jusqu'au cou. Environ 400 personnes sont présentes, mais le climat tient plus d'une réunion mafieuse que d'un exercice démocratique. Avant même le début du scrutin, Bourgault se sent à ce point menacé physiquement qu'il quitte la salle avec les siens. La police doit intervenir.
Lévesque condamne cette assemblée et exige qu'elle soit reprise selon les règles. «Il y avait un certain nombre de fiers-à-bras assez connus, dit-il, qui ont fait peser un climat très mauvais sur l'assemblée, et il y avait aussi, dans un autre sens, des "présences" complètement extérieures au comté de Taillon qui ne pouvaient pas faire autrement que d'agir comme des agents provocateurs.» En somme, aussi bien dire que Lévesque condamne tout autant Bourgault que les gros bras!
Bourgault ne se présente pas à la nouvelle assemblée. Il a d'abord demandé à rencontrer Lévesque, qui «a refusé», raconte Bourgault. «Mais, après avoir insisté, il a décidé d'accepter. [...] Dès le début de notre conversation, ç'a été effrayant. Jamais je n'avais été méprisé comme ça de toute ma vie. [...] Il ne voulait pas de moi dans le parti. À ce moment-là, il m'avait dit que tous les bons comtés de Montréal m'étaient fermés. Je ne savais plus où aller pour les élections de 1970.»
Lévesque le rudoie et le broie littéralement: «Vous êtes dangereux parce que vous provoquez le fanatisme.
[...] Si l'indépendance vous tient vraiment à coeur, M. Bourgault, faites donc comme François Aquin et rentrez chez vous!»
Acculé au pied du mur, Bourgault reçoit alors une proposition surprenante: un ancien du RIN lui demande d'engager la lutte électorale dans le comté de Mercier contre Robert Bourassa, premier ministre désigné du Parti libéral!
D'emblée, Bourgault réagit: «Je lui ai répondu qu'il était fou et que c'était un suicide. Mais, après y avoir quelque peu réfléchi, j'ai trouvé l'idée pas bête. Je me suis dit que les dirigeants du parti n'oseraient pas m'en empêcher et qu'ils vont être contents que j'aille ainsi à la boucherie. J'étais convaincu de réussir une lutte intéressante et je voulais leur prouver que j'étais encore rentable électoralement. Tout le monde disait: "Bourgault est masochiste." Ce n'était pas du masochisme, je n'avais pas le choix.»
Lors de l'assemblée d'investiture, Lévesque brille par son absence. Jeune étudiante, Nicole Stafford joue le rôle d'attachée de presse de Bourgault. Pas facile de faire campagne avec lui, se souvient-elle. Le conflit entre Bourgault et Lévesque est à ce point profond qu'il est même impossible pour la jeune attachée de presse d'obtenir une photo montrant le candidat Bourgault en compagnie du chef du Parti québécois.
«Nous avons réalisé une fausse photo!, explique Nicole Stafford. On avait pris Bourgault alors qu'il serrait la main d'un homme ayant l'allure de René Lévesque. Et on avait remplacé la tête de cet homme par celle de Lévesque! C'est donc cette photo truquée, imprimée dans un journal de campagne, que les électeurs ont reçue à leur porte!»
Le soir du 29 avril 1970, dans Mercier, Bourgault termine deuxième avec 12 276 voix en sa faveur, contre 15 337 pour Robert Bourassa. À la permanence locale du PQ, tous les militants ont cru jusqu'à la fin, comme Bourgault, à la victoire.
Contre vents et marées, Bourgault espère toujours faire son nid au sein du PQ. En février 1971, il se présente pour une deuxième fois à l'élection de l'exécutif du parti. Mais Lévesque mène une cabale contre lui jusqu'au dimanche soir. Ce jour-là, l'ancien président du RIN confie à Jacques Parizeau qu'il songe tout simplement à se retirer. L'économiste l'encourage au contraire à tenir jusqu'au bout.
Bourgault profite du temps de parole accordé aux candidats pour exprimer ses positions. Ce discours est aujourd'hui visible en ligne, sur YouTube: on y voit Lévesque, assis à côté de Gilles Grégoire, qui l'écoute en se tenant parfois la tête dans les mains...
Doté d'un flegme très britannique, Jacques Parizeau trouve alors pour le moins infantile l'attitude de son chef. Il applique, dit-il, un simple principe de «réalisme» politique contre l'attitude de Lévesque: «Quand vous êtes menacés par les pouvoirs publics et que vos gens sont mis en prison, on ne crache pas sur ses alliés... Même si on considère que ce sont de petits imbéciles ou des pédés... »
Au moment de l'élection, Parizeau prévient l'assemblée que les candidats sont égaux et que, à titre de président de l'exécutif national, il ne voit aucune raison de tolérer des manigances d'exclusion préalable d'un candidat... Lévesque joue à sa façon ses cartes contre Bourgault. Et il perd. Les 2000 partisans réunis en congrès exultent.
Contestation
Ceux qui croyaient que l'arrivée de Bourgault au coeur du PQ provoquerait une arythmie politique au sein du parti ont vite fait de constater leur erreur. Toujours ponctuel, il est «rigoureux, bon soldat, discutant ferme jusqu'à ce qu'une décision soit prise. On appréhendait le chaos des émotions, on découvrit un esprit constructif pour qui le rêve pouvait déboucher sur l'action», commente Jacques Parizeau. Cet avis est partagé par Pierre Renaud, Guy Joron, Serge Guérin et Pierre Marois.
Au sein de l'exécutif, Bourgault n'entreprend rien qui pourrait porter atteinte à Lévesque. Les rapports entre les deux hommes, bien que meilleurs qu'auparavant, n'en demeurent pas moins tendus. Lévesque se méfie toujours de Bourgault. Selon l'ancien ministre Guy Joron, Bourgault «résistait mal à l'envie de dire quelque chose pour choquer. Devant un penchant pareil, j'avais un peu les mêmes craintes que Lévesque à son endroit, même si je le comprenais mieux et que j'étais son ami».
Bourgault se démène. Il participe à l'«anti-campagne» du PQ pour les élections fédérales de 1972. Il prend la parole avec Parizeau pour la première de ces assemblées devant quelque 450 personnes. Le Montréal-Matin rapporte alors que Bourgault «n'a rien perdu de ses talents de magnétiseur des foules», en plus de «faire preuve d'un humour poussé». Toutefois, complètement épuisé par la lutte politique ainsi que par ses mésaventures financières et amoureuses, Bourgault envisage de plus en plus de se retirer de la vie publique.
La retraite?
Peu de temps avant Noël 1972, Bourgault confie à Guy Joron qu'il a pris la décision de se retirer. Il finit par l'annoncer au comité exécutif. Personne ne conteste son choix, mais Lévesque exprime la volonté, aussi étonnante que soudaine, de le retenir comme candidat potentiel pour la prochaine campagne! Politesse ou moquerie? Bourgault ne bronche pas. Sobrement, il affirme qu'il entend désormais se consacrer à se «refaire intellectuellement, moralement et financièrement».
Lévesque, qui assiste à la conférence de presse, déclare que l'exécutif du PQ «regrette unanimement et sans ambiguïté la décision de M. Bourgault». Il insiste même pour souligner la loyauté indéfectible de Bourgault depuis deux ans.
Avant de partir, Bourgault se permet de rappeler les différends qui subsistent entre lui et Lévesque. Premièrement, la politique linguistique, encore et toujours: Bourgault favorise l'unilinguisme français au Québec. Deuxièmement, Bourgault reproche au PQ une attitude qu'il juge trop timide à l'endroit des jeunes, ce qui a pour effet de les démobiliser. Troisièmement, il regrette que la politique de gauche inscrite au programme soit si peu défendue en pratique. En entrevue, Bourgault fait en définitive grief au PQ de présenter une image trop conservatrice alors que ses véritables visées sont proprement révolutionnaires.
Le retour du bélier
La retraite politique de Bourgault ne dure pas deux ans.
En janvier 1975, la Société nationale des Québécois l'invite à prendre la parole. Malgré une tempête de neige, les militants se déplacent pour l'entendre. Bourgault explose, plus brûlant que jamais.
Que fait-il sauter, cette fois-ci, avec ses mots? Rien de moins que le Parti québécois. Ce gros parti, avec ses 100 000 membres et son statut d'opposition officielle, existe à peine, explique-t-il. Il lui manque de l'âme!
Ce soir-là, c'est nul autre que Jacques Parizeau qui prend d'abord la parole pour chauffer la salle. La présence d'un des bonzes du PQ entérine en quelque sorte officiellement à la fois le retour de Bourgault et son discours lui-même.
«Quand je fais une assemblée avec Jacques Parizeau, c'est une bonne assemblée, parce qu'on se complète, parce qu'on touche des gens différents», explique Bourgault la semaine suivante. Parizeau et Bourgault représentent au fond des pôles forts d'une même tendance historique au sein du Parti québécois.
«Je trouve le parti un peu "plate", un peu ennuyeux; il n'est pas enthousiasmant, explique alors Bourgault. Au début, le parti avait une image un peu "hot"; puis, peut-être avec raison, on s'est acharné à développer l'image du "low profile". [...] Je nous trouve très peu présents à la télévision, à la radio, dans les assemblées publiques. [...] Idéalement, si Lévesque et quelques autres têtes d'affiche pouvaient se détacher un peu plus des tâches d'administration quotidienne, ce serait utile. [...] Moi, je veux bien me mettre dans cette position actuellement, et c'est pour cela que je suis revenu.»
Ces propos, Lévesque les qualifie de «sparages» et, avec dérision, dit trouver «touchant l'enthousiasme emballant avec lequel M. Bourgault veut relancer le parti». Coup de massue final: Lévesque juge prématurée l'idée de lui confier à nouveau un comté pour les prochaines élections. En somme, Lévesque ferme carrément la porte au retour de Bourgault. Le débat acrimonieux entre les deux hommes reprend de plus belle.
Furieux, vexé, Bourgault tonne: «Quand je dis, comme cette semaine, que je veux aller dans les cégeps, Lévesque répond que [Claude] Charron fait bien ça et qu'il connaît mieux que moi le dossier de l'éducation. [...] On ne va pas dans les cégeps pour parler seulement d'éducation, on devrait y aller pour parler d'indépendance!» N'en déplaise à Lévesque, Bourgault est reparti. Et il n'a pas l'intention de s'arrêter.
Aux étudiants du collège Dawson, Bourgault explique qu'il ne milite au PQ que pour régler la question nationale. Ce qui l'intéresse, fondamentalement, c'est la mise en place d'un système social mieux adapté aux besoins de chacun. Mais un tel système, social-démocrate, ne peut être vraiment instauré qu'une fois tranchée cette question nationale, ce qui permettrait alors aussi, entre autres, de sortir du système britannique bipartite qui limite l'expression des différentes opinions au parlement.
Qui est québécois pour Bourgault? Sa définition est alors précise et ne changera presque pas jusqu'à la fin de sa vie. «Il définit un Québécois comme quelqu'un qui a accepté de vivre, de travailler au Québec, quelle que soit son origine, rapporte une journaliste du Soleil. Comme quelqu'un, aussi, qui veut prendre toutes ses responsabilités, sans les laisser à des étrangers qui empochent les profits.» Ne cherchez pas chez lui la communauté ethnique, le sang et le folklore national. Le pays de Bourgault n'est pas un fétiche mais une idée appelée à grandir, à se modifier.
Très vite, Bourgault tire de nouveau le diable par la queue... «Si je ne travaille pas, je vais me retrouver dans le trou comme avant et je devrai abandonner encore une fois», explique-t-il à Sept-Îles. Pas d'emploi pour lui au PQ. Faute de pouvoir compter sur Lévesque, il cogne à la porte de Robert Bourassa, qui lui trouve du travail par l'entremise de Jean-Paul L'Allier.
Les élections
Le soir du 15 novembre 1976, l'équipe de René Lévesque est élue. La surprise est considérable. «Malgré toutes mes objections, malgré l'analyse dramatique que je faisais de la situation, malgré mes appréhensions devant la prise du pouvoir trop rapide du PQ et devant la mise en veilleuse de l'idée d'indépendance, malgré mon opposition à la stratégie du référendum, j'aurais voulu célébrer ce soir-là avec tout le monde», écrit Bourgault.
Ce soir-là, Bourgault ne participe pas à la fête, ni au sens propre, ni au sens figuré. Il commente tout bonnement les résultats électoraux à la radio en compagnie de Solange Chaput-Rolland, qui vient de recevoir l'Ordre du Canada, et de Pierre Desmarais, président du Conseil du patronat.
La victoire du PQ a rendu Bourgault «respectable» comme par enchantement, même s'il critique toujours sévèrement les positions linguistiques de Lévesque et l'étapisme asséchant du technocrate à la pipe qu'est Claude Morin. Les offres qu'on lui fait pour des entrevues, des conférences, des colloques et des articles se multiplient tout à coup. Lui qui est toujours à sec peut même désormais encaisser un chèque n'importe où!
Pourtant, Bourgault n'est lié d'aucune façon au nouveau gouvernement. Beaucoup de gens s'imaginent tout de même qu'il est une source d'inspiration pour les politiques qui se dessinent.
Une fois de plus, Bourgault considère tout naturellement que les circonstances doivent en effet le conduire à reprendre du service en politique, d'une façon ou d'une autre. Mais en février 1977, par un arrêté en conseil, c'est plutôt au musée qu'on appelle Pierre Bourgault: il est en effet nommé membre du conseil d'administration du Musée des beaux-arts! S'il accepte cette fonction, il n'en juge pas moins que Lévesque, de la sorte, a voulu se moquer de lui.
Même si elle est postérieure à ces événements eux-mêmes, la perspective de Martine Tremblay, directrice de cabinet de Lévesque, mérite d'être relatée ici, tant elle résume bien le rapport entre les deux hommes à l'époque: «La relation la plus ouvertement tendue de René Lévesque, en tout cas sur le terrain politique, a certes été avec Pierre Bourgault, à qui il n'a jamais pardonné d’avoir dissous le RIN en 1968 pour venir grossir les rangs du PQ avec ses quelques milliers de militants. En réalité, Pierre Bourgault est le prototype de ce que Lévesque détestait le plus, combinant une enflure verbale et un radicalisme de pensée et de stratégie qu’il trouvait éminemment nuisibles à la cause qu’il défendait.» Un franc-tireur nuisible au Parti québécois? Chose certaine, ce ne fut pas l’avis de Jacques Parizeau...
jfnadeau@ledevoir.com
Lévesque devait-il écarter Bourgault?
Jacques Parizeau aurait souhaité qu'il reste
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