L’ordre secret de Jacques-Cartier

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Il fut implanté au Canada français… et en Acadie


En 1927, au Nouveau-Brunswick, des membres du Ku Klux Klan enflamment à plusieurs reprises, au beau milieu de nuits d’été, de grandes croix de bois. Ces cagoulards vêtus de blanc font la vie dure aux Acadiens.


Un des grands leaders du KKK de l’Amérique de l’époque s’appelle Eugene Farnsworth. Il a grandi au Nouveau-Brunswick. Pour lui, l’Amérique blanche doit affronter les Noirs, les juifs, les catholiques. Ces derniers, au Canada du moins, ce sont pour une très large part des Acadiens, des Canadiens français. Sur la place publique, ils sont le plus souvent traités en parias.


Le documentariste Phil Comeau, réalisateur de L’ordre secret, s’attarde peu à l’effet corrosif du KKK sur ce monde. Pourtant, l’implantation d’une société secrète canadienne-française, l’Ordre de Jacques-Cartier, survient exactement à la même époque. Elle constitue aussi, en quelque sorte, une réplique aux agressions que subissent les Acadiens. 


À Moncton


Sur son lit de mort, le père de Phil Comeau lui déclara avoir appartenu à « la Patente », comme on appelait aussi l’Ordre de Jacques-Cartier. Cela pouvait-il expliquer, se demande son fils, le fait que ce père ait été un homme si absent auprès de sa famille ? En suivant la piste de sa propre histoire familiale jusqu’aux archives, Comeau parvient à remonter, parfois un peu laborieusement, le fil de la grande histoire acadienne.


À Moncton, rappellent différents témoins interrogés dans ce documentaire, il fut longtemps quasi impossible d’envisager de parler français au grand jour sans craindre d’être « regardé de travers ».


Pour quelle raison, sinon pour cause de discrimination systémique, les Acadiens furent-ils si longtemps repoussés aux marges les plus inconfortables de la société ? Comment considérer aujourd’hui le difficile héritage de ce passé ?


Dans tous les centres urbains acadiens, les commerces se conformaient à l’idée que tout devait être en anglais seulement.


Comme d’autres provinces canadiennes, le Nouveau-Brunswick avait mis en place un système scolaire unilingue anglais. Par une loi de 1871, le Nouveau-Brunswick repoussait l’enseignement du français. Des enseignantes dévouées déployaient des efforts à l’école pour que les enfants apprennent le français. Souvent, elles le faisaient à partir de textes anglais, faute de mieux, explique un témoin.


Encore à la fin des années 1960, l’éducation supérieure en français est jugulée, alors que la communauté anglophone jouit de riches institutions. Qui a oublié les scènes de la lutte étudiante acadienne de L’Acadie, l’Acadie ? ! ?, le grand film de Pierre Perrault et Michel Brault ? Ce documentaire ne fut pas censuré pour rien.


Il faudra attendre 1977 pour que le français soit officiellement reconnu comme langue d’enseignement au Nouveau-Brunswick.


Des hommes masqués


Quel a été le rôle de l’Ordre de Jacques-Cartier en Acadie ? Né en Ontario en 1926, l’Ordre eut beaucoup d’adeptes au Canada français. Surtout au Québec. Diverses études, depuis les années 1960, lui ont été consacrées. Cependant, la place de cette société secrète dans l’Acadie demeure généralement méconnue. C’est le mérite de Phil Comeau d’attirer l’attention sur cette dimension.


Ce sont des piliers de la communauté acadienne qui étaient recrutés par l’Ordre. Les nouveaux venus étaient soumis à un rite initiatique. Celui-ci n’était guère différent des pratiques d’autres organisations de l’époque. Bien qu’elle s’opposât aux francs-maçons ou encore aux orangistes, la Patente partageait avec ces groupes et d’autres, par exemple les Chevaliers de Colomb, un sens de la mise en scène et un grand appétit pour la culture du secret.


Que des hommes au sein de l’Ordre de Jacques-Cartier. Les femmes sont scrupuleusement maintenues dans l’ignorance de son existence. L’organisation eut au moins recours à une secrétaire, raconte ce documentaire. La Patente avait accepté, en guise de salaire, de lui payer… les services d’une autre femme capable de réaliser, à sa place, les tâches domestiques de son foyer ! Cette anecdote en dit déjà beaucoup sur le modèle social soutenu par l’Ordre.


Les membres de l’organisation juraient de ne jamais rien dire à son sujet. Ils tentaient, en principe, d’encourager, à travers des jeux d’influence, des perspectives sociales et économiques capables de rehausser la condition de tous les francophones.


En pratique, l’Ordre de Jacques-Cartier renforçait, en les doublant, des structures paroissiales et nationales. En effet, les membres de l’Ordre appartenaient souvent à d’autres clubs sociaux. Les membres de la Patente avaient tendance à s’engager dans bien d’autres organisations sociales. Un maillage communautaire étroit, qui rend difficile de suivre le seul fil de la Patente.


Des témoins interrogés par Phil Comeau expliquent d’ailleurs que les assemblées pouvaient facilement être dissimulées en prétextant qu’il s’agissait de rencontres du mouvement Lacordaire, une société antialcoolique vouée à combattre tout usage d’alcool, ou encore de réunions du club Richelieu, une autre société d’intérêts mutuels canadiens-français.


Quel crédit ?


Quel crédit social et politique peut-on accorder à l’Ordre de Jacques-Cartier ? Des figures de première importance en ont été, comme André Laurendeau, Jean Drapeau, Bernard Landry ou encore Louis Robichaud. Cependant, l’intérêt porté à un tel groupe peut avoir pour contre-effet d’en grossir exagérément les traits. D’autant que les membres de l’Ordre avaient, comme dans plusieurs organisations plus ou moins secrètes, tendance à s’attribuer bien des mérites.


Phil Comeau va-t-il trop vite lorsqu’il examine les effets réels de l’Ordre de Jacques-Cartier sur la société canadienne-française ? Il avalise en tout cas l’idée que l’apparition de noms bilingues aux portes des édifices publics serait largement due à l’influence de la Patente. C’est là réduire à l’action des commanderies de l’Ordre la complexité des luttes de l’époque pour l’obtention de quantité de mentions bilingues, par exemple les chèques et les timbres-poste. Faut-il croire par ailleurs, comme Phil Comeau le fait, que le pont du Havre à Montréal ait été rebaptisé, en 1934, du nom de Jacques-Cartier en raison de la seule influence de la Patente ? Ce serait minimiser beaucoup l’ampleur que prennent les célébrations du 400e anniversaire du premier voyage du marin malouin dans les eaux du Saint-Laurent.


Des cellules


Les archives de la Patente consultées par Phil Comeau indiquent que cette organisation a compté 72 000 membres. Le mouvement est structuré en cellules. En principe, chacune est étanche. De jeunes hommes qui se joignent à l’organisation apprennent, au jour de leur initiation, que leur père en est membre depuis des années.


L’organisation, hiérarchisée au possible, se montre attachée à la doctrine de l’Église catholique. D’ailleurs, elle ne survivra pas bien longtemps à l’effondrement de celle-ci, dans la foulée des changements sociaux qui surviennent au début des années 1960.


Phil Comeau indique qu’une attention particulière, du moins en Acadie, était accordée au recrutement de membres venus du monde rural. Pour quelle raison ? Le discours officiel de l’Église prêchait que la mission providentielle du Canada français passait par une conquête du territoire qui serait d’abord attaché à la maîtrise de l’agriculture et au rejet de la modernité, symbolisé par la vie urbaine. Dans les villes, les membres de l’Ordre appartenaient souvent à la petite notabilité des paroisses.


Des études ont été consacrées à l’Ordre de Jacques-Cartier. Le réalisateur Phil Comeau en feuillette d’ailleurs quelques-unes, en se mettant en scène à l’écran. Pour dynamiser cette réalisation plutôt linéaire, des reconstitutions théâtrales, incarnées par des comédiens, tentent de-ci de-là de faire revivre, toujours un peu lourdement, le décorum des soirées secrètes de l’Ordre de Jacques-Cartier. Malgré les défauts de ce documentaire, il existe trop peu de documents consacrés à l’histoire de l’Acadie pour se priver de le regarder.




L’ordre secret


Documentaire de Phil Comeau, Canada, 2022, 85 minutes. Présenté dans le cadre des Rendez-vous Québec cinéma au Cinéma Quartier latin, le 28 février à 20h30.

 






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