Les secrets du bonheur danois. Quelques leçons pour les Québécois ?

Nous chercherons à savoir pourquoi les Danois se « disent » heureux

Tribune libre - 2007

« Assis sur les genoux d'une mère pauvre,

tout enfant est riche »

Proverbe danois
Un grand quotidien montréalais s’est penché, il y a déjà quelques
semaines, sur le bonheur dans le monde. À l’occasion d’un sondage, le
Danemark, y révélait-on, est le pays où les gens se disent le plus heureux.
Une journaliste s’est même déplacée pour interviewer les universitaires
danois afin qu’ils nous expliquent pourquoi les Danois se disent heureux.
Si l’iniative est louable, il convient d’émettre des réserves sur la
qualité de la démarche. Que peuvent nous apprendre les Danois sur les
motivations de leurs compatriotes à se dire heureux ? C’est un peu comme
si, en comparaison, on demandait aux hommes du Lac Saint-Jean, à la suite
d’un sondage populaire qui dit que les plus jolies filles du Québec sont au
Lac Saint-Jean, d’expliquer pourquoi…
Pour notre part, nous suivrons un autre chemin. Nous chercherons à savoir pourquoi les Danois se « disent » heureux, mais de l’extérieur. Pour y
avoir séjourné plusieurs mois nous-mêmes, nous proposerons une explication
moins rapide que celle des médias. Nous tenterons ensuite de tirer les
leçons de cette volonté bien danoise à se dire heureux.
Janteloven de Sandermose
D’abord, le comportement danois (et norvégien) s’explique bien quand on
connaît la loi de Jante. Il faut savoir ici que l’écrivain Aksel Sandermose
a transcrit, dans un roman En flygtning krydser sit spor, les 10 principes
qui traduisent l’agir de ceux qui habitent la petite région de Jante. Or,
que disent ces lois qui s’appliquent si bien au Danois datant de 1933 ?
Prônant l’égalité entre les hommes et les femmes, et le respect de tous,
elles proposent par exemple que « Tu ne dois pas croire que tu es quelqu’un
», « Tu ne dois pas croire que tu es plus intelligent que nous », « Tu ne
dois pas croire que tu sais plus que nous » ou, encore, « Tu ne dois pas
rire de nous » ou « Tu ne dois pas croire que quelqu’un s’intéresse à toi
», etc.
On le voit : les scandinaves savent se contenter de ce qu’ils ont.
Ils ne veulent pas de démarquer absolument les uns des autres. Au
contraire, loin de l’individualisme facile, c’est encore la collectivité
qui marque la norme et la référence. S’ils ne suivent pas tous à la règle
ces quelques principes, force est de constater toutefois que Sandermose
connaissait très bien les sociétés scandinaves quand il formulait ces idées
générales. Les Danois, sur la scène mondiale, ne font que très rarement
parler d’eux.
Une société froide et polie

Aussi, l’opinion commune veut que les habitants du Danemark soient
froids. Or, s’il ne faut pas confondre le climat du territoire avec les
mœurs, il est vrai en revanche de dire que les Danois, en bons citoyens
nordiques, ne sont pas très bavards. Contrairement à leurs voisins suédois
(désormais plus extravertis) ou aux Français et aux Italiens que rien
n’arrêtent, les Danois, qui ont vu leur territoire diminué avec les
dernières guerres, ne parlent jamais pour rien. De religion luthérienne,
ils savent exactement ce que signifient les mots « silence » (Tavshed) et «
sacrifice » (Offer). Il ne sera donc pas suprenant qu’avec les visiteurs ou
les touristes, les Danois prennent toujours un certain temps avant de
s’ouvrir, ce qui n’est pas un défaut, loin de là.
Or, si leur société n’est pas froide, les Danois forment en revanche une
société égalitaire, sérieuse et polie. S’ils prennent du temps avant de
partager leurs expériences, c’est peut-être parce qu’il est très important
au Danemark de respecter les « bonnes manières » et que, pour ces habitants
d’un tout petit pays formé d’îles, il importe de trouver la « bonne
distance » les uns avec les autres. Les Danois, qui adorent le vélo et les
bateaux, savent modérer leurs transports : ils respectent les normes et les
règles. S’ils ne lèvent pas le ton dans une conversation, aiment à choisir
le mot juste, respectent les vertus du silence, se montrent très rigoureux
sur les heures de rendez-vous et observent les feux de circulation, c’est
parce que le « vivre ensemble » doit prédominer sur l’égoïsme. Jamais au
Danemark une mère crie après son enfant en public, jamais n’assiste-t-on à
des scènes de ménage sur les voies publiques. En ce sens, la vie de famille
est une grande valeur danoise.
Atmosphère chaleureuse (Hyggelig) et proximité
En effet, pour apprécier la politesse danoise, il faut se retouver avec
eux, peu de temps après le travail, autour d’une table, en famille pour
ainsi dire. À ce moment, ils sont plus à l’aise pour bavarder (snakke) et
s’ouvrir aux visiteurs. L’atmosphère alors se transforme lentement :
éclairée à la bougie, « livende lys » (littéralement « lumière de vie »
dans le génie de la langue danoise), la pièce devient aussi chaleureuse que
les Danois eux-mêmes. Dès lors, les hôtes laissent progressivement tomber
la visière viking et s’amusent dans le respect de tous. Ils appellent ces
soirées « agréables » ou « intimes » (hyggelig), lesquelles, meublées de
contes et d’histoire drôles, passent trop vite, tout en conduisant au
lendemain. On comprendra donc que ce hygge témoigne presque parfaitement de
ce bonheur bien danois, lequel repose sur la rencontre, après le travail
bien fait, de la famille et des amis.
Conciliation travail / famille

Sur le plan du travail justement, les Danois, à l’instar des Européens,
se distinguent des nord-américains. Car contrairement aux « Américains »
qui caressent le rêve de travailler toujours plus afin de faire plus
d’argent, les Danois, défenseurs créatifs du modèle de l’État providence,
se limitent à une trentaine d’heures par semaine. Pourquoi ? Parce qu’ils
sont persuadés que les personnes sont plus que des ouvriers et que la vie
reste, en bout de ligne, une question de qualité, jamais de quantité. C’est
avec ce genre de pensée avant-gardiste qu’ils ont réinventé le rapport
travail-famille. Comment pensent-ils ce rapport ? Quand l’homme travaille,
la femme demeure à la maison et quand la femme travaille, c’est au tour de
l’homme de rester à la maison. Ainsi les époux, dans l’égalité, participent
à la construction de l’avenir.
Dans pareil système de conciliation travail-famille encadré par l’État,
les parents ne voient pas l’utilité de travailler plus de 35 heures par
semaine. On s’occupera plutôt des enfants de manière égale et l’on
construira, semblent-ils se dire, un espace respecteux du « vivre ensemble ».
Ils paieront des impôts très élevés et possèderont ensuite, nous le savons,
l’un des plus hauts de niveau de vie dans le monde. L’État danois est
généreux et continue d’offrir, dans une société complexe, postmoderne et
concurrentielle, d’excellents services sociaux. L’école y est presque
totalement gratuite jusqu’à l’université et les citoyens, qui se disent
heureux, font de plus en plus d’enfants…
Petit pays, grande solidarité

Un dernier point peut expliquer selon nous pourquoi les Danois sont
portés à se dire heureux, il s’agit du lien de solidarité. Si les sociétés
nord-américaines reposent sur l’individualisme et le modèle libéral – qu’on
pense à certains de nos voisins du sud qui se disent penseurs et
libertariens…–, les Danois continuent de valoriser la solidarité, la
collectivité et la communauté. Actuellement d’ailleurs, depuis le début des
années 2000, la société danoise connaît un « baby-boom » très important
pour sa petite population de 5,3 millions d’habitants. Les projets et les
innovations se poursuivent, et la confiance règne… À Copenhague, dans la
capitale, on voit partout des poussettes et des vélos… sans cadenas !
Cependant, il faut dire que le Danemark, comme toutes les sociétés
avancées, connaît aussi son lot de difficultés, notamment avec la
sauvegarde de la langue et l’intégration des immigrants, souvent d’origines
pakistanaise et indienne. L’épouvantable épisode des « caricatures de
Mahomet » illustre à lui seul les limites des sociétés laïques aux prises
avec le retour des religions dans la sphère publique. Or, l’intérêt de
notre propos vient également du désir de la société danoise de grandir et
d’affronter les défis de la modernité au moyen de la qualité, de la
créativité et de la démocratie. Les Danois sont fiers de s’exprimer en
danois, une langue assez difficile à parler, ce qui ne les empêche
aucunement d’apprendre assez rapidement l’anglais et les langues de leurs
voisins pour se débrouiller dans une mondialisation souvent inégale. On
peut, semblent-ils nous dire, être peu nombreux et fiers…

Quelques leçons pour les Québécois ?
Les Danois ne font pas preuve d’excès. Ils nous montrent actuellement
l’exemple d’une petite société très démocratique qui incarne un grand
peuple travaillant à son avenir. Ils n’ont pas vraiment d’ambition de
grandeur, suivant en cela la Loi de Jante de Sandermose qui les caractérise
si bien. Certes, l'honnêteté nous oblige à le rappeler, ils forment un pays
souverain. Or, comme dit d’ailleurs un autre proverbe qui permet de mieux
les comprendre : « Le bonheur et les verres se brisent facilement ». Voilà
peut-être pourquoi ils valorisent toujours, en cas de bris, la famille, qui
demeure le premier noyau de la société. Ils sont très polis et acceptent de
renoncer un peu à leurs privilèges pour accueillir les autres. Contre les
excès d’une mondialisation injuste, ils soignent leur langue nationale,
défendent les règles du savoir-vivre, protègent l’environnement et limitent
le gaspillage de l’énergie. Après avoir accompli ces quatre petites tâches
(sérieuses et égalitaires), et c’est peut-être une leçon pour nous, les
Québécois, ils ont bien le droit de se dire heureux...
Dominic DESROCHES

Département de philosophie

Collège Ahuntsic

-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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