Le romancier français cité par le Pape

Chronique de José Fontaine

Un écrivain, ce n'est pas du blabla écrit. Un grand traverse les siècles. Le romancier cité et lu par le pape est Joseph Malègue dont la brève introduction à sa page sur Wikipédia peut donner une idée.
Un écrivain lu par ... nous, les Francophonies périphériques
Malègue est resté un total inconnu du monde littéraire jusqu'à ce qu'il fasse paraître son premier roman en 1933, Augustin ou Le Maître est là. Il avait alors 57 ans et devait mourir sept ans plus tard. Le bonheur vient toujours trop tard. Mais il a été soudainement porté aux nues par, comme on dit, «une critique unanime», en France et, dirais-je, dans le monde entier, la France étant certainement encore, alors, l'une des très grandes puissances culturelles (il ne parvient pas à achever son deuxième roman qui aurait constitué avec le premier une vaste fresque, mais dont une version inachevée sera publiée en 1958, j'y reviendrai avec les classes moyennes du salut dont parle aussi le pape François). Il a surtout été ensuite étudié (ce qui est en un sens le plus haut niveau de la lecture), beaucoup et surtout par les Francophonies périphériques, c'est-à-dire, nous les Wallons, les Bruxellois, les Suisses romands, les Québécois (le Québec est aujourd'hui, si l'on peut dire les choses ainsi, bien moins périphérique). La première biographie de Malègue c'est la défense - en français - de la thèse d'une protestante américaine (Elizabeth Michaël) à l'université de Laval (en 1947) et publiée en 1957 à Paris. Et d'importantes thèses sur Malègue dorment dans les universités du Québec. Le critique wallon Léopold Levaux, en 1935, met Malègue au-dessus de Bernanos et Mauriac. Les premiers grands travaux sur lui sont du Suisse romand Germain Varin et du Bruxellois francophone Charles Moeller en 1953. Les Italiens, autres francophones périphériques (au moins analogiquement), ont aussi fait bon accueil à Malègue. Le pape actuel est d'ailleurs d'origine italienne et il me semble que ce n'est pas un hasard qu'il le cite. Paul VI, autre Italien, aimait beaucoup Malègue.
Or, les choses étant ce qu'elles sont, cela révèle une certaine ignorance relative des Français sur Malègue difficile à expliquer. Peut-être parce que ce provincial (l'Auvergne c'est le bout du monde), parlant plusieurs langues, connaissant l'Angleterre comme sa poche, ayant vécu toute sa jeunesse à Paris, demeurait secret, isolé, réservé, sans relations? Peut-être.
La force d'un écrivain plaidant pour la beauté des femmes
Ce qui frappe l'un des commentateurs allemands de Malègue, c'est que ses livres sont pétris de pensée, une intellectualité mise au service de la mystique, comme, dit-il chez Novalis, ce qui n'est pas fréquent en France[[ Wolfgang Grözinger, Panorama des internationalen Gegenwartsroman : gesammelte "Hochland"-Kritiken, 1952-1965, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2004, p. 184.]].
Et notamment (ajouterais-je), quand il met en scène la beauté des femmes.
C'est l'été. Le héros de son premier roman (c'est son dernier été), Augustin Méridier, la femme qu'il aime (et à qui il n'ose se déclarer) Anne, ainsi que la tante de cette jeune femme (qui lui sert de mère et qui a terriblement impressionné Augustin quand il était enfant, ce qui est simplement oedipien et non pas scabreux), se promènent dans un parc. Ils observent tous les trois, à la surface d'un étang, les rides en formes de lignes brisées qu'y produisent les moustiques.

Les deux femmes demandent à Augustin si cela n'est pas d'un certain charme. S'inspirant du philosophe de l'intuition, le jeune homme répond que Bergson pense que le vrai charme appartient aux mouvements qui suivent des lignes non pas brisées mais courbes. Parce que c'est le propre des mouvements qui s'adressent à l'humain. Ainsi la danse, poursuit-il, même si elle ne s'adresse à nous que de manière ludique, semble chercher à éveiller des désirs chez ceux qui la regardent, alors que, en réalité, si elle le fait, elle ne le fait que par jeu, gratuitement. Augustin qui tient ces propos est un professeur de philosophie, amoureux intimidé qui ne veut pas se livrer et qui, dans cette logique, aime à se réfugier dans des conversations très techniques. Mais son propos a beau être très technique, sans le vouloir, il glisse de ces considérations sur la grâce humaine et sa gratuité à une pensée très profonde sur la beauté humaine, en accord avec tout ce qui vent d'être dit : «Toute beauté humaine est une offrande de bonheur qui ne s'adresse à personne en particulier bien qu'elle soit recueillie par ceux que le hasard place en face d'elle.» Cherchant à dissimuler ses sentiments derrière des développements très intellectuels, piégé par la logique même de la pensée bergsonienne, il vient de se livrer malgré lui et se raidit (certes les deux femmes savent ses sentiments mais il ne sait pas qu'elles le savent). Le trouble qu'il éprouve alors, il le domine aussi péniblement que d'autres éprouvés face à la jeune femme, communs à tout amoureux passionné et timide (un regard, des yeux fixés sur vous, le dessin d'une robe, la nudité d'un bras, la souplesse d'une démarche, la pureté d'un visage). N'empêche que cette formule («Toute beauté humaine...»), ne se surajoute pas de l'extérieur à l'intrigue mais en sort directement, lentement, avec le naturel d'une eau qui commence à sourdre de terre.
Ce que le pape a cité de Malègue
Ayant fait mes études secondaires dans un Athénée (école publique en Wallonie), je dois à cette circonstance d'avoir, très paradoxalement, surmonté un jour ma répulsion instinctive contre le haut-clergé, d'autant plus intense (ce qui est moins paradoxal), que je suis catholique. Nous revenions en car d'une excursion joyeuse ce soir d'été où nous fêtions déjà la fin de nos humanités comme des jeunes de 18 ans, en 1963. C'était à la fin de la journée et, fatigués, nous étions redevenus (un peu) silencieux. La radio du car que le chauffeur avait allumée donna alors quelques nouvelles de la maladie qui allait emporter le pape Jean XXIII. Le professeur responsable de la journée était une grande gueule laïque et farouchement anticlérical, doté d'une forte autorité. Des ricanements étaient venus alors du fond du véhicule. Il se leva en colère, exprimant toute son indignation que l'on puisse rire du pape du dialogue. C'est un des incidents, nombreux dans ma jeunesse, qui m'a attaché viscéralement à la laïcité et fait apprécier un jour un pape. J'aurais tendance à dire que, assez indifférent au ramdam médiatique autour du pape actuel, peut-être même plus que les anticléricaux non croyants, j'aime que le pape actuel ait lu Malègue.
On voit qu'il l'a bien lu à une réflexion qu'il fait dans un livre de conversations publié en 2010 en Argentine. Il y cite un autre passage que celui de la beauté humaine, plus «religieux» (encore que... en quoi le «religieux» ne serait pas humain? Mais soit!) . Mais qui - à nouveau - surgit du coeur, de l'esprit, de la chair même de l'intrigue. Le héros de Malègue discute avec son meilleur ami sur son lit de mort. Ils ont l'habitude de ces discussions d'ordre philosophique et religieux que nous (le «nous» ici pouvant être de n'importe quel bord), avons si peu la chance d'avoir, la vie étant ce qu'elle est. L'ami d'Augustin lui dit alors qu'un ex-athée lui a un jour confié que sans le Christ il aurait «la haine de Dieu». Ce qui l'entraîne, de la même manière qu'Augustin à propos de la beauté humaine, à conclure: « Loin que le Christ ne me soit inintelligible s'il est Dieu, c'est Dieu qui m'est étrange s'il n'est le Christ». On trouve cette citation dans l'ouvrage publié à Buenos Aires ici[[à la p. 40 : il vient à l'esprit de Jorge Bergoglio «un diálogo entre un agnóstico y un creyente del novelista francés Joseph Malègue. Es aquel en que el agnóstico decía que, para él, el problema era si Cristo no fuera Dios, mientras que para el creyente consistía en qué pasaría si Dios no se hubiera hecho Cristo» «un dialogue entre un agnostique et un croyant du romancier français Jpseph Malègue. Dans lequel l'agnostique déclare que pour lui le problème serait que le Christ ne serait pas Dieu, alors que pour le croyant ce serait que Dieu ne serait pas le Christ» : on voit certes que Bergoglio interprète la phrase de Malègue mais d'une manière qui donne à penser et qui est recevable. ]].
Une parole vraie dans tous les sens du terme
Cette parole est vraie dans tous les sens du terme. Du point de vue du roman lui-même et de sa trame, ce qui serait trop long à expliquer. Elle demeure vraie si on l'isole. Car, en dépit de l'adage qui veut que l'on n'isole pas une phrase de son contexte, il est des mots que l'on cite et qui font sens par eux-mêmes, encore que cela se diffracte en des sens infiniment multiples. Vraie aussi tant d'un point de vue croyant qu'incroyant. Et je sais qu'on m'accusera de jouer à l'équilibriste, mais tant pis.
Michel Cool dans un livre récent sur le pape actuel pense que celui-ci tire de la première partie de cette phrase la définition du théisme (je me demande s'il ne vaudrait pas mieux dire du «déisme»), soit l'idée d'un Dieu indifférent au monde et aux hommes, ce qui exclut toute idée que Dieu se soit compromis jusqu'à partager notre inhérence à la chair et à ses humilités [[François, pape du nouveau monde, Salvator, Paris, 2013, p.65]], ce qui est le point de vue du croyant chrétien. Et il est vrai que l'un des premiers critiques du christianisme, l'écrivain romain Celse vers l'an 176, trouvait absurde d'imaginer que Dieu se soit lié à la contingence humaine (comme dans le christianisme), qui n'est jamais que celle d'un peuple et d'un temps particuliers. Ce qui fait écho à la remarque de Diderot au 18e siècle estimant qu'une religion intéressant tous les hommes aurait dû être « éternelle, universelle et évidente [[Cité dans Pourquoi nous ne sommes pas chrétiens. 40 écrivains et philosophes, 40 réponses, Max Milo, Paris, 2009, p. 174.]].»
«Le sens ne naît pas des généralités»
Cette critique a d'ailleurs été validée par Michel de Certeau (mais cette fois d'un point de vue de croyant) dans le célèbre dialogue qu'il a avec Jean-Marie Domenach et où il dit que le christianisme doit renoncer à « l’illusoire prétention d’être […] un message en principe vrai pour tous [[Le christianisme éclaté, Seuil, Paris, 1974, p. 69-71.]].» Pour Michel de Certeau en effet, s'inspirant ici de Levinas, le sens ne vient pas des généralités, le mystère de la singularité échappant à toute vision généralisante où elle ne serait plus qu'un rouage du raisonnement, en quelque sorte prisonnière d'un système et dissoute en lui comme les notes dans la musique (la fausse note étant selon Levinas, une note qui a décidé de ne pas mourir). Un jeune théologien de la Faculté de théologie de Genève estime que la mystique se refuse à la raison discursive, celle qui consiste «à introduire une chose particulière dans un ordre général en lui donnant un nom commun [[Anthony Fenueil, Anthony Feneuil, Bergson, mystique et philosophie, PUF, Paris, 2011, p. 145-146.]].»
Ce qui est en somme le nom propre qui, par opposition au nom commun, ne renvoie qu'à un seul être au monde et échappe à certains égards aux «généralités».

Certes, si on adopte cette position résumée par M. de Certeau qui est que le christianisme doit renoncer à être un message en principe vrai pour tous, il est possible qu'on risque d'être en désaccord avec le pape. Pour ma part, je me contenterai d'être en désaccord avec Diderot, car je ne crois justement pas - je devrais dire, plutôt que «je crois», «je pense», mais cela va au-delà de la pensée - qu'une religion doive être « éternelle, universelle et évidente ».
Car il me semble que la seule façon d'être fidèle à la singularité (de Dieu, des êtres humains), c'est la façon dont en parle Malègue dans le même sens que Pascal («Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, non des philosophes et des savants» : Abraham et les autres sont des noms propres qui ne rentrent pas «dans dans un ordre général» et ne sont ni l'un ni l'autre un «nom commun» ). C'est aussi la seule façon de parler de la beauté comme de quelque chose de fondamentalement inutile, étant «offre de bonheur qui ne s'adresse à personne en particulier» ou encore un involuntare splendor [[« Lascio ai lettori di dilettarsi nelle luminose pagine che presentano questa creatura, in cui appare qualcosa insieme di altero e di malinconico, un involontario splendore, un silenzia di principessa prigioniera, un'aria di reserva e di ardore, un'alta attrativa inaccessibile »,
« Je laisse aux lecteurs la joie de découvrir les pages lumineuses qui décrivent cette femme, en qui apparaît quelque chose à la fois d'altier et mélancolique, une involontaire spendeur, un silence de princesse captive, un air de réserve et d'ardeur, une haute attirance inaccessible » dit la préface à la traduction italienne du livre de Malègue signée par Francesco Canasti]], une splendeur involontaire, sans calcul, comme l'ondulation d'une danse, à laquelle ne s'accorde vraiment que la tendresse des saints. Le 14 avril, le Page a cité dans son homélie, un autre roman de Malègue Pierres noires : Les classes moyennes du Salut : l'expression «la tendresse des saints» vient de ce livre. Les classes moyennes du Salut, selon Malègue c'est nous les chrétiens médiocres que seules les circonstances difficiles arrachent à l'amour d'eux-mêmes pour se donner totalement à Dieu c'est-à-dire aux créatures au sens où un autre François les a chantées dans le fameux Cantique qui leur est dédiée, comme les saints.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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