Le français dans la tourmente

nous publions ici une portion de la conclusion du document de 1999, signé Marc Termote et Jacques Ledent

La langue - un état des lieux


Allumant une bougie linguistique, le démographe Marc Termote réclamait la semaine dernière du gouvernement et de l'Office québécois de la langue française (OQLF) que soient dévoilées ses plus récentes conclusions sur l'avenir démolinguistique de Montréal, un avenir qu'on dit sombre. L'étude, jamais publiée même si elle a fait couler beaucoup d'encre, a été remise à l'OQLF en août 2006. Le recul du français, qui semble être au coeur de ce document mystère, avait déjà fait l'objet de prévisions, dévoilées celles-là en 1999 par M. Termote qui affirme aujourd'hui que le scénario le plus pessimiste de l'époque est désormais devenu sa référence. À défaut de pouvoir feuilleter l'étude de 2006, nous publions ici une portion de la conclusion du document de 1999, signé Marc Termote et Jacques Ledent et intitulé Perspectives démolinguistiques du Québec et de la région de Montréal à l'aube du XXIe siècle. Implications pour le français langue d'usage public.
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Les prévisions démolinguistiques selon la langue d'usage à la maison que nous avons obtenues en nous basant sur les résultats du recensement de 1996 confirment pour l'essentiel ce que produisait l'exercice prévisionnel que nous avions effectué précédemment (Termote, 1996) à partir de la situation observée en 1991.
Quel que soit le scénario envisagé (sauf un cas extrême, totalement irréaliste), la part du groupe francophone diminue tout au long de la période de prévision (1996-2021), et ce dans chacune des trois régions étudiées (l'Île-de-Montréal, le reste de la région métropolitaine et le reste du Québec); la diminution est cependant très lente, voire négligeable, en dehors de l'Île-de-Montréal.
L'effectif de la population francophone présente également une tendance à la baisse: celle-ci a déjà débuté en 1991-1996 (tel que nous l'avions prévu) pour les francophones de l'Île-de-Montréal, et elle commencera dans une vingtaine d'années (vers 2016-2021) en dehors de la région métropolitaine, et une dizaine d'années plus tard dans la région métropolitaine en dehors de l'Île-de-Montréal.
La baisse du poids des francophones sera particulièrement rapide dans l'Île-de-Montréal, où presque tous les facteurs démographiques jouent en défaveur du groupe francophone: une sous-fécondité chronique, au même bas niveau que celui des anglophones; un étalement urbain essentiellement francophone; et un gain relativement faible (non proportionnel à sa part dans la population totale) lorsqu'il s'agit de l'immigration internationale et de la mobilité linguistique (le seul élément favorable est la migration interprovinciale, grâce essentiellement à la forte émigration des non-francophones). Il en résultera que, fort probablement dans 15 à 20 ans, le groupe francophone sera minoritaire dans l'Île-de-Montréal.
L'immigration déterminante
L'analyse de sensibilité que nous avons menée a démontré, une fois de plus, que l'immigration internationale est le facteur qui exerce le rôle le plus considérable dans la baisse de la part des francophones, particulièrement dans l'Île-de-Montréal, où cette immigration se trouve très majoritairement concentrée. Dans un contexte de sous-fécondité chronique et de vieillissement accéléré de la population, et donc dans un contexte d'accroissement naturel décroissant et bientôt négatif, cette immigration internationale joue nécessairement un rôle croissant.
Le niveau de la fécondité est aujourd'hui trop bas pour pouvoir affecter de façon marquée, par sa variation, l'évolution de la structure linguistique. Quant à la migration interprovinciale, elle joue en défaveur du groupe anglophone, tout comme l'étalement urbain agit au détriment du groupe francophone de l'Île-de-Montréal. Enfin, grâce à une multiplicité d'hypothèses (certaines toutes théoriques) en matière de changement de langue d'usage à la maison, nous avons pu démontrer, une fois encore, que la mobilité linguistique ne joue qu'un rôle secondaire dans l'évolution démolinguistique d'une société. Cette mobilité linguistique est trop faible, elle exige des contextes tellement particuliers (l'exogamie, par exemple), et elle prend souvent tellement de temps (parfois deux à trois générations), que ses effets se trouvent nécessairement dominés par les effets des autres facteurs. [...]
Bien sûr, si les tendances qui se dégagent pour le court et le moyen terme sont fort semblables d'un scénario à l'autre, et sont identiques à celles qui se dégageaient déjà de nos prévisions antérieures, cela ne signifie pas que, pour une année de prévision donnée, les résultats tant en effectifs qu'en pourcentages soient toujours similaires. Selon que l'on choisisse telle ou telle évolution de la fécondité, de l'immigration internationale, de l'étalement urbain, de la migration interprovinciale ou de la mobilité linguistique, l'évolution des effectifs et des pourcentages sera plus ou moins rapide.
Comme c'est dans l'Île-de-Montréal que l'impact d'une variation de ces facteurs est le plus fort, c'est aussi dans cette région que les écarts dans les résultats d'un scénario à l'autre sont les plus importants. Mais, même dans ce cas, les divergences ne sont pas considérables. Même après 25 ans (de 1996 à 2021), les écarts au plan de l'effectif ne sont pas importants: en nous limitant aux huit scénarios les plus plausibles, l'écart maximum est de 4,2 % pour l'Île-de-Montréal, de 2,6 % pour le reste de la région métropolitaine et de 2,1 % pour le reste du Québec, ce qui produit un écart de 2,7 % pour l'ensemble du Québec. [...]
Conséquences politiques
Les implications «politiques» des divers résultats [obtenus] sont multiples. Nous ne pouvons ici que -- très prudemment -- en énoncer les principales. La première implication est que, puisque le déclin de l'effectif du groupe francophone, comme d'ailleurs de la population dans son ensemble, est inéluctable (la décroissance du nombre de francophones est déjà en cours dans l'Île-de-Montréal), il faut s'y préparer.
La prévision devrait conduire à cultiver la vertu de prévoyance. Cela est d'autant plus impérieux qu'une fois amorcée, la décroissance sera rapide et qu'elle sera conjuguée à un processus de vieillissement accéléré de la population. Une population rapidement vieillissante aura d'ailleurs sans doute plus de difficultés à gérer le déclin démographique, avec tout ce que celui-ci implique en termes socioéconomiques, entre autres.
Changer de paradigme
En d'autres termes, il est grand temps d'accepter que nous avons besoin de changer de paradigme. La société québécoise, comme d'ailleurs plusieurs autres sociétés industriellement avancées, ne peut plus continuer à fonctionner comme si la croissance démographique était une donnée de la nature. Ce qui est en cause ici, ce n'est pas tellement le nombre même de personnes qui, demain et après-demain, résideront au Québec. Il n'y a en effet en ce domaine aucun «optimum de population». Nombre de sociétés très évoluées et économiquement au moins aussi avancées que le Québec ont une population bien moins nombreuse (on pense immédiatement à l'exemple des pays scandinaves).
Ces sociétés ont d'ailleurs souvent connu une croissance démographique très faible, et certaines vivent déjà depuis quelque temps la stagnation des nombres. Ce qui importe, c'est beaucoup plus le rythme de décroissance qui attend le Québec. Pour pouvoir opérer plus aisément les multiples ajustements que nécessitera cette décroissance, il est préférable que celle-ci soit ralentie le plus possible. La question est alors de savoir où se situe ce possible.
Peu de moyens
La seconde implication politique de nos résultats porte précisément sur les moyens d'intervention visant, sinon à renverser, du moins à freiner la dynamique de déclin du groupe francophone (et, par extension, de l'ensemble de la population québécoise, qui ne continuera à croître en nombre que pendant un lustre de plus, grâce à la croissance démographique des allophones). À cet égard, il faut être réaliste: ces moyens sont peu nombreux et leur efficacité est limitée.
On ne voit guère comment on pourrait agir de manière privilégiée sur la fécondité (ni sur la mortalité!) des francophones; l'expérience montre d'ailleurs que toute intervention en la matière se révèle rapidement peu efficace. On ne peut non plus imaginer une intervention discriminatoire dans le domaine de la migration interne. Il ne reste que l'immigration internationale et la mobilité linguistique. Mais si on maintient l'immigration à un bas niveau pour freiner le déclin du poids du groupe francophone, on ne fait qu'accélérer la décroissance des effectifs de la population.
Quant à la mobilité linguistique, nous avons pu démontrer, osons-nous croire, qu'une intervention dans ce domaine ne peut avoir des effets significatifs qu'à très long terme. Et encore, ces effets (bénéfiques au groupe francophone) n'ont-ils été obtenus qu'en supposant que la force d'attraction du français ne décroîtra pas.
Langue publique
La troisième implication politique porte sur le français comme langue d'usage public. Le fait qu'il n'y ait pratiquement pas de modification prévisible dans la répartition de la population selon la langue utilisée dans le domaine public, même en augmentant considérablement la probabilité pour les allophones d'adopter le français, et même en modifiant considérablement les flux futurs d'immigration (jusqu'à 80 % d'immigrants d'origine latine), démontre ici aussi la profonde inertie du système.
Cela ne signifie cependant pas que rien ne doit être fait. Puisque l'immigration internationale est une déterminante fondamentale de l'évolution démolinguistique future de la société québécoise, et qu'elle constitue à toutes fins pratiques le seul domaine d'intervention politique susceptible d'être un tant soit peu efficace, autant utiliser ce levier pour infléchir, ou du moins freiner l'évolution prévisible: en augmentant de façon durable et de manière très prononcée la part des immigrants d'origine latine, on devrait finir par obtenir, du moins à long terme, des résultats positifs pour le groupe francophone, tant en ce qui concerne la langue d'usage privé que pour le français comme langue d'usage public.
L'art du possible
La conclusion finale que l'on peut donc dégager de cette étude est qu'en matière de prévision démolinguistique, comme en bien d'autres domaines, les effets de structure et le poids du passé dominent -- et de loin -- les effets dus aux modifications de comportement que l'on peut espérer obtenir par une intervention.
En politique comme ailleurs, la pratique de la nécessaire vertu de prévoyance doit s'accompagner de la pratique de la non moins nécessaire vertu d'humilité. Si la politique est l'art du possible, la politique de population dont le Québec devra bien un jour se doter permettrait au moins de préciser les enjeux et les défis, et de définir les limites du possible en matière démolinguistique.
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Marc Termote, Démographe et professeur titulaire à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS)
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