Tonnerre de Brest!

Alors pourquoi une adaptation en «québécois»?

La langue - un état des lieux

Vu de l'étranger, on pourrait avoir l'impression étrange que depuis une semaine le parlement canadien s'est soudainement transporté au royaume de la Syldavie. Vous connaissez peut-être ce pays mythique inventé par Hergé.
Ne riez pas! Comme le Canada, la Syldavie est une monarchie. Au lieu de se nommer Michaëlle Jean, son monarque bienheureux se prénomme Muskar XII. La Syldavie se caractérise aussi par son instabilité politique chronique et ses nombreux coups d'État. On y parle de plus une langue étrange, bizarrement inspirée du patois flamand que connaissait bien Hergé, et qui pourrait ressembler par certains aspects au jargon bilingue qui se pratique à Ottawa. Dernier point commun, la Syldavie n'existe pas. Je connais de nombreux intellectuels prêts à soutenir le plus sérieusement du monde que le Canada est un concept, une simple vue de l'esprit.
Trêve d'ironie, car je voulais vous parler d'autre chose. En fouillant dans la bibliothèque de ma fille cette semaine, je suis tombé sur l'album de Tintin Coke en stock. Celui-là même qu'une bande d'olibrius, bien de chez nous ceux-là, se sont mis dans la tête de traduire (ou d'adapter) en... «québécois». Vous avez bien lu, en «québécois»!
Excusez mon emportement. Quel journaliste ne serait pas amoureux du célèbre reporter du Petit Vingtième? Mais trop, c'est trop! Ce projet n'est pas qu'un petit caprice anodin, comme on serait tenté de le croire. Il s'agit d'une aberration sans nom, qui ne peut que dénaturer complètement le texte d'Hergé tout en alimentant le mythe éculé d'une langue québécoise qui n'a pas plus d'existence que le syldave.
Je m'explique.
Chacun sait qu'Hergé était Belge et qu'il venait de Bruxelles. Pourtant, je mets quiconque au défi de trouver dans son oeuvre un quelconque belgicisme. Vous savez, ces formules qu'affectionnent tant nos cousins du plat pays, du genre «je ne sais pas le faire» (je ne peux pas le faire) ou «nonente-et-un» (quatre-vingt-onze). Tous ces mots merveilleux qu'on entend dans les «fritures» (friteries) où les étudiants font la «guindaille» (la fête). Les experts pourront évidemment détecter quelques rares tournures de phrases qui ont échappé à leur auteur. Mais, pour le commun des mortels, Tintin ne parle pas plus le français de Belgique que celui de Suisse, du Mali, du Québec ou même de France. Il parle un français qu'on ne peut pas qualifier autrement que d'international.
C'est d'ailleurs ainsi que l'avait voulu son auteur. Le français très neutre du reporter correspond parfaitement à la personnalité que lui a insufflée Hergé. Le jeune héros est un journaliste qui parcourt le monde et qui s'exprime donc dans la langue à la fois la plus simple et la plus précise qui soit. Il doit en effet être compris de tous. À la rigueur, on pourrait imaginer que Tintin n'a pas vraiment d'accent. Du moins, rien de très prononcé. Dans le très beau film du cinéaste québécois Benoît Pilon, Ce qu'il faut pour vivre, on voit d'ailleurs un jeune Inuit du Nunavik qui lit Tintin et le lotus bleu sans aucun problème.
Ce qui est vrai du héros d'Hergé est aussi vrai de ses compagnons. Même les jurons du capitaine Haddock n'ont pas la moindre connotation régionale. Dans quel pays en effet jure-t-on en disant «moule à gaufres», «mille sabords», «octoplasme», «boit-sans-soif», «protozoaire» ou «Bachi-bouzouk des Carpates»? Je n'ai jamais rien entendu de tel dans les cafés de Paris, de Bruxelles et de Ouagadougou. Ces insultes n'ont pas la moindre origine nationale ou ethnique. Elles ont justement été choisies pour cela. En fait, elles relèvent beaucoup plus de la poésie surréaliste, d'ailleurs née en Belgique, que du vocabulaire des injures proprement dit. Il serait donc parfaitement ridicule de les remplacer par des sacres ou des jurons québécois.
La seule référence véritablement ethnique, dans les aventures de Tintin, concerne la prononciation caricaturale de certains personnages étrangers. Les Africains ont des traits folkloriques et disent «missié blanc» à chaque phrase. Les Latino-Américains ont l'air de sortir d'une corrida et lancent des «Caramba!» à tout propos. La seule traduction québécoise possible de Tintin consisterait donc à faire dire «tabarnak» à un jeune cheik arabe ou «quossa donne?» à un militaire slave. Une aberration!
La meilleure preuve que Tintin parle un niveau de langue international, c'est que son éditeur n'a jamais senti le besoin d'en faire des traductions spécifiques pour les États-Unis, l'Australie ou le Canada anglais. Dans tous ces pays, on lit la même version qu'en Grande-Bretagne. La traduction en catalan s'adresse à tous les Catalans, qu'ils vivent en France ou en Espagne, même si cette langue à part entière connaît des variantes régionales, comme toutes les autres.
À la rigueur, on pourrait évidemment imaginer une adaptation de Tintin en joual, en argot parisien, dans celui des banlieues françaises ou en patois flamand. Mais ce serait évidemment dénaturer l'oeuvre d'Hergé que d'attribuer à son héros un niveau de langue qui ne lui correspond pas le moins du monde.
Alors pourquoi une adaptation en «québécois»? Probablement parce que l'éditeur s'est laissé abuser par certains esprits de chez nous qui pensent encore que les Québécois ont une langue à part. La preuve que les Québécois parlent et écrivent pour l'essentiel le même français que les Belges, les Suisses et les Français, c'est que l'article de mon collègue Fabien Deglise qui a révélé ce projet de l'éditeur Casterman aurait pu être publié sans en changer un seul mot dans les quotidiens Le Monde, de Paris, Le Temps, de Genève, et Le Soir, de Bruxelles.
Quant à ceux qui pensent le contraire, on pourrait leur rappeler gentiment cette délicieuse réplique du capitaine Haddock tirée justement de Coke en stock: «Pourriez pas parler français comme tout le monde, espèce de bayadère de carnaval?!»
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crioux@ledevoir.com


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