La langue mal pendue

La langue - un état des lieux

Monsieur [Jacques Maurais écrivait, dans Le Soleil (Opinions) du 1er
novembre,->15917] repris dans Vigile le même jour, entre autres ceci : «[...], le
rapport quinquennal publié par l’Office québécois de la langue française en
mars dernier est on ne peut plus éclairant. En 5e secondaire, le taux de
réussite en français est à la baisse depuis 2000. En 2004, un élève sur
quatre n’atteignait pas le taux de réussite en syntaxe à l’épreuve uniforme
de français du ministère de l’Éducation. Et si la réussite en orthographe
était un critère éliminatoire, bon an mal an un élève sur deux échouerait.
Au collégial, le rapport établit que le taux de réussite global à l’épreuve
uniforme de français affiche une tendance à la baisse depuis 1998. La même
tendance apparaît dans les résultats globaux en maîtrise de la langue : la
légère remontée enregistrée l’année dernière n’a pas permis d’inverser la
tendance à la baisse qui se manifeste depuis une décennie.»

Le problème que soulève monsieur Maurais porte bien plus loin que la
langue, si l’on considère que cette dernière est le seul véhicule possible
de la communication entre les humains. Ne pas maîtriser dans une mesure
convenable cet outil, particulièrement sur le plan du vocabulaire, condamne
forcément à batailler ferme avec les concepts, fût-on très intelligent; on
arrive aussi très difficilement à exprimer sa pensée. On le constate
tous les jours au cégep, dans toutes les disciplines. Les lacunes en
langue font des études un calvaire et sont responsables de beaucoup
d’échecs voire d’abandons des études post-secondaires. Malheureusement,
dans les cas sérieux, il est alors presque toujours trop tard: pour y
remédier, il faut énormément de lectures, de temps et même d’acharnement.
Il n’y a pas beaucoup de sens à vouloir traiter en amont ce qui aurait dû
l’être en aval, surtout lorsque le système scolaire n’a prévu aucune
passerelle adéquate pour ceux qu’il a laissé mijoter dans leur jus pendant
onze ans. Je donne seulement deux exemples, on devinera le reste: comment
se fait-il qu’après onze ans d’école, les deux tiers des étudiants
connaissent mal la différence entre les sens propre et figuré d’un terme et
ne sachent pas se servir correctement d’un dictionnaire? Je n’invente
rien.
Plutôt que de régler les choses à la source, le MELS tente de nous imposer
l’enseignement des bases de la langue dans les cours de littérature et de
communication, en même temps qu’il nous refuse les moyens matériels qui
permettraient la véritable effectivité de nos Centres d’aide en français et
des cours de mise au niveau — qui ne sont pas une panacée mais un adjuvant
pour les cas moyens —, ce qui équivaut à transformer graduellement les
cours de littérature de calibre post-secondaire en cours de langue de
niveau secondaire. Bref, plutôt que de s’assurer que le primaire et le
secondaire puissent correctement remplir leur mission, il tend à détruire
l’une des assises culturelles et intellectuelles importantes du collégial.
Il se contente de pelleter en avant, ce qui explique pourquoi même les
universités obligent beaucoup d’étudiants à subir des cours de rattrapage,
qui d’ailleurs ne suffisent presque jamais. Alors, imaginez dans quel état
les étudiants des filières techniques terminent leurs études collégiales.
Quant à l’examen national à la fin du collégial, il suffit de savoir
comment fonctionne le mécanisme d’évaluation pour réaliser pourquoi on en
arrive à un taux de réussite aussi élevé si on le compare à la compétence
réelle de la majorité des étudiants. Plusieurs de mes collègues ont déjà
participé à la correction de ces examens; ils en sont tous revenus
scandalisés par la tendance des autorités à pratiquer l’indéfendable pour
éviter les échecs. On peut probablement affirmer la même chose quant à la
réussite des examens ministériels de français en cinquième secondaire :
pendant six ans, nous avons évalué, par un examen standardisé tenant compte
des programmes officiels du français au secondaire, les connaissances
acquises par les étudiants arrivant au collégial; globalement, les
résultats étaient inférieurs de 16% à 20% aux notes qu’ils avaient obtenues
à la fin du secondaire. S’il avait fallu accepter ou refuser les
candidatures sur la base de ces résultats, ç’aurait été l’hécatombe.
Tout ce qui intéresse la bureaucratie du Ministère et les gouvernements
qui se sont succédé depuis longtemps, c’est de faire du chiffre : afficher
de beaux résultats pour maquiller le cadavre. Tout se passe comme si l’on
avait renoncé définitivement à régler le problème à la source. On préfère
faire joujou avec le socio-constructivisme, l’approche par compétences et
le travail par projets, où l’élève est censé découvrir ses propres lacunes
et y remédier en consultant, s’il en éprouve le besoin, les ressources
documentaires ou humaines à sa disposition. Reste à expliquer comment
éprouver un besoin à propos d’une lacune dont on n’a pas conscience ou
d’une règle dont on ignore l’existence...
À la fin des années soixante-dix, Jean-Paul Desbiens, qui était alors
directeur général d’un cégep, avait déjà dénonçé, dans une entrevue à la
télé de Radio-Canada, la pauvreté de la formation en français des élèves
arrivant du secondaire. Il ne fut ni le seul ni le dernier à le faire,
d’autant plus que la situation s’est aggravée depuis. Chaque fois, le
Ministère et les médias s’empressèrent de minimiser l’affaire voire de
l’enterrer, quitte à embrouiller les chiffres et à ridiculiser ou même à
calomnier les récalcitrants. Il m’est arrivé trois ou quatre fois
d’expédier des lettres au courrier des lecteurs du Devoir ou de La Presse,
et deux fois à des chroniqueurs de l’éducation. Jamais elles ne furent
publiées ; jamais non plus je n’eus le loisir de connaître la réaction des
chroniqueurs. La même chose est arrivée à des collègues du collégial et à
des enseignants du secondaire. Lorsque la dissimulation et le silence
semblent entraîner consentement voire approbation même chez ceux qui font
profession d’informer, on peut, sans nécessairement tomber dans la
paranoïa, se demander s’il n’existerait pas un consensus, formel ou
implicite, entre décideurs et informateurs ; les journalistes spécialisés
ne sont tout de même pas des naïfs.
D’après ce que je lis d’ici et d’ailleurs, et que confirment des contacts
européens, le même problème et la même situation existeraient dans beaucoup
de pays occidentaux. Cela ne se limite pas à la langue mais s’étend à
l’ensemble de l’enseignement primaire et secondaire. Partout se serait
répandue la vision de la pédagogie comme une science des moyens, reposant
pour une bonne part sur des postulats psychologiques jamais prouvés et
allant à l’encontre du connu en ce qui concerne le développement cognitif
et l’apprentissage. On prétend même que ce charlatanisme servirait de
cache-sexe à une volonté délibérée de former, dans les écoles publiques,
des travailleurs corvéables à bas salaires, destinés aux emplois
nécessitant peu de formation, pendant que l’élite économique et sociale se
reproduirait par l’entremise d’un réseau d’institutions scolaires et
universitaires peu accessibles aux enfants de la classe besogneuse et même
d’une partie de la classe moyenne. On admet que les plus brillants sujets
du système public, soit environ 15% à 20%, s’en tireront de toute manière
quoique plus difficilement, car ils n’ont pas accès aux réseaux d’influence
qui se tissent entre écoliers et étudiants provenant de l’élite économique
et professionnelle dans les institutions pensées pour eux. [Un billet de
Louis Lapointe dans Vigile (24-10-08)->15779] aborde également ce sujet, ainsi
qu’un commentaire, de Gébé Tremblay, je crois, dans un autre article que je
n’ai pas retracé.
Quoi qu’il en soit de la généralisation du problème et de l’existence ou
non d’un complot oligarchique, rien n’empêche de remettre le système
scolaire sur les rails au Québec même: agir correctement ne coûte pas plus
cher que de mal agir, et nous disposons déjà du pouvoir souverain sur
l’éducation et l’instruction. Nous en avons les moyens, mais il s’agit
d’abord de savoir si, collectivement, nous tenons encore vraiment à agir,
même là où nous sommes déjà les maîtres d’oeuvre.
On l’aura deviné:
reconnaître enfin la réalité causerait d’abord un scandale, suivi d’une
commotion. Si nous nous sommes laissé trafiquer un référendum, si le
passage d’une camisole de force à la loi 101 n’a même pas donné lieu à une
manifestation d’envergure, fût-ce à Montréal seulement, à quoi donc
s’attendre lorsqu’il ne s’agit que d’illettrisme... Le Québec n’a jamais
voulu faire de peine à ses mômans, c’est bien connu.
Raymond Poulin
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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