Le doux déclin

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Ce qui est doux, ce n'est pas le déclin, c'est de ne rien faire (la dolce farniente)

L’affiche s’étale sur les murs du métro parisien. Elle est en anglais. On y voit trois hommes séduisants au regard lubrique. Trois tombeurs de ces dames à la mode des années cinquante. Qui sont donc ces crooners américains en mal de succès parisiens ? Les silhouettes semblent pourtant familières. Mais oui ! Le grand spectacle « québécois » de cet automne à Paris est presque entièrement en anglais. Il se nomme Forever Gentlemen et met en scène trois tombeurs québécois, Garou, Roch Voisine et Corneille, qui reprennent des « standards » de Frank Sinatra, Dean Martin et Sammy Davis Jr.

Le hasard veut que cette affiche nostalgique d’une Amérique fantasmée par des Québécois pour des Français tapisse le métro parisien alors qu’en ce 30 octobre nous commémorons les 20 ans du référendum de 1995. Difficile de ne pas songer aux artistes québécois qui débarquaient à Paris il y a vingt ans à peine. Forte de son succès américain, Céline Dion se lançait à la conquête de la France avec des textes de Jean-Jacques Goldman. Luc Plamondon triomphait aux Victoire avec Starmania et le grand Denis Marleau débarquait avec Merz Variétés avant de séduire Avignon. Était-ce un hasard si, quelques mois plus tôt, reçu avec faste par Philippe Séguin, Jacques Parizeau avait gravi les marches du sénat comme s’il était le président d’une république québécoise à portée de main ? Il n’était pas le seul à y croire.

Difficile de ne pas contempler le fossé qui sépare les images d’hier de celles d’aujourd’hui. Bien sûr, il n’y a pas que des crooners québécois à Paris. On me dira que le Cirque du Soleil vient de monter sa tente dans le bois de Boulogne. Mais ce symbole s’il en est un de la réussite culturelle québécoise depuis trente ans n’est-il pas aujourd’hui propriété de fonds chinois et américains ?

Bien sûr, Robert Lepage a ouvert le Festival d’automne en septembre. Est-ce un hasard s’il l’a fait avec une oeuvre, 887, qui n’a toujours pas été présentée chez nous ? Sur fond de Speak White, le fabuleux poème de Michèle Lalonde, elle illustre l’amnésie qui frappe une province qui ne se souvient même plus que sa devise est… « je me souviens ».

Comment oublier aussi que tout cela survient deux semaines après l’élection d’un nouveau premier ministre canadien dont le triomphe ressemble à un mauvais remake de Retour vers le futur ? Un premier ministre dont on a toutes les difficultés du monde à expliquer aux observateurs étrangers la « pensée » politique profonde tant celle-ci n’exprime, pour l’instant du moins, qu’un vide sidéral.

On me reprochera le titre de cette chronique, mais je n’en vois pas d’autre. À moins de sombrer dans l’idéologie, celle du progressisme certes devenu la religion du siècle, il faut bien reconnaître que s’il y a des sociétés qui progressent, il y en a d’autres qui déclinent, que s’il y a un temps pour l’un, il y a aussi un temps pour l’autre. Or, faute de regarder ce déclin en face, on ne comprend rien à rien.

De l’angle où j’observe les choses, de l’étranger, mais aussi très souvent du Québec, je ne crois pas exagéré de dire que, depuis vingt ans, le Québec a connu un lent déclin. Comme si l’élan qui le propulsait depuis les années 1960 s’était soudainement brisé en ce jour fatidique du 30 octobre 1995. Ce jour-là, il y a « quelque chose qui s’est cassé », disait fort justement Lucien Bouchard. Et il ne s’agit pas uniquement — et peut-être pas même d’abord — d’indépendance, mais de nos réflexes élémentaires de survie, comme en témoigne notre soudaine passion pour l’anglais et le bilinguisme. Histoire de s’immerger toujours un peu plus dans la mondialisation.

Certes, le déclin de Rome n’a pas oblitéré le génie de Saint-Augustin. Pourtant, des 24 bibliothèques publiques qu’il y avait à Rome au IVe siècle, aucune n’a survécu aux invasions barbares. Oui, le déclin, ça existe !

Le problème — ou l’avantage, diront certains —, c’est que le déclin du Québec est doux. Il s’exprime sans tragique et même dans le rire. À preuve, ce fou rire compulsif, phénomène typiquement québécois, qui s’empare tous les quarts d’heure des animateurs de la radio d’État (ce qui nous empêche souvent de comprendre ce qu’ils disent). Dans l’endroit qui est probablement le plus pacifiste du monde (avec le Vatican, évidemment), ce déclin ne fait de mal à personne, sinon à quelques rares illuminés qui souffrent en silence de la niaiserie culturelle ambiante.

Le Québec, depuis le référendum de 1995, me fait irrémédiablement penser à cette chanson de Brigitte Fontaine intitulée C’est normal. Chaque fois que la chanteuse s’inquiète du bruit d’une explosion et des flammes qui s’élèvent de la maison, une voix posée et paisible lui intime de ne pas s’énerver en lui expliquant que tout cela a des causes parfaitement rationnelles. Bref, que tout est normal.

Certes, rien n’est jamais écrit d’avance, surtout en politique. Mais il m’arrive de penser que ce n’est pas de la politique que viendra le regain du Québec. Peut-être viendra-t-il de là où tout a vraiment commencé, quelque part au creux de la langue et de la culture. Certainement pas sur un air de Frank Sinatra.


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