Au début du siècle dernier, les poètes surréalistes pratiquaient l’art du collage. Cette technique, qui consistait à jeter au hasard sur une feuille blanche des titres de journaux, faisait apparaître des formules étranges, des sonorités originales et parfois même le sens caché des mots.
Mercredi dernier, la une du Devoir avait des allures de collage surréaliste. On y apprenait que la liberté d’expression avait subi un recul « alarmant » au Canada. C’est ce que déclarait cette semaine l’organisme PEN International, selon qui les années Harper marquent une régression en la matière.
Les écrivains de ce club sélect ne croyaient pas si bien dire. Dans la même page, dix centimètres plus haut, on pouvait lire : « Mahomet et Laflaque. Les intégristes ont gagné, déplore Chapleau ». Pendant que le PEN International chassait le censeur Harper, c’est finalement l’autocensure et l’interdiction de caricaturer Mahomet qui s’infiltrait par la porte de derrière.
Signe plus inquiétant encore, la primeur du Devoir n’a guère été reprise. On ne s’est pas bousculé pour commenter la nouvelle. Pour peu, on se serait cru dans un chapitre inédit du dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission. De quel autre mot en effet qualifier ces petites lâchetés quotidiennes ? Pas celles de Chapleau, évidemment, mais celles de ceux qui le laissent seul ainsi devant sa table à dessin.
Si ce silence est si tonitruant, c’est probablement parce que l’exemple soulève de manière dramatique toute la question de l’intégration de l’islam. Question non résolue quoi qu’on dise et quoi qu’en pensent les bisounours du multiculturalisme.
C’est cette question que prend à bras-le-corps le philosophe Pierre Manent dans un livre passionnant et controversé qui s’intitule Situation de la France (Desclée de Brouwer). Si les conclusions du livre peuvent être contestées, et elles le sont souvent avec raison, le sérieux de l’exercice impose le respect.
Manent n’est pas de ces naïfs, si nombreux, qui pensent qu’il s’agit de s’aimer les uns les autres. Il prend toute la mesure du défi que représente l’intégration d’une religion comme l’islam dans une nation où la laïcité s’est imposée après de longues luttes et qui demeure profondément catholique par sa culture. Une nation où, de plus, les juifs jouent un rôle éminent depuis que la Révolution leur a donné la citoyenneté.
Pour Manent, il ne suffira pas de brandir la laïcité pour convaincre les musulmans de « se séparer en quelque mesure de l’oumma » et d’accepter la nation française comme lieu de leur intégration civique et de leur éducation. Non pas parce que cette laïcité serait rigide et trop dogmatique, comme le soutiennent Charles Taylor et Gérard Bouchard, mais parce que la nation, l’école et l’État français n’ont plus la force intégratrice qu’elles ont eue dans l’histoire. Quant à l’Europe, elle cultive le « vide », nous dit Manent. Or, on n’a jamais intégré personne au vide.
Quant à l’islam, « nous nous trouvons donc dans une position défensive », écrit-il. C’est compte tenu de cette faiblesse que l’auteur se résout à proposer un pacte républicain à l’islam. Un pacte qui garantirait aux musulmans le respect de certaines de leurs moeurs en échange d’une intégration aux règles de la République. Manent est prêt à concéder des menus sans porc dans les cantines scolaires et des horaires de bains séparés pour hommes et femmes dans les piscines. Mais il ne cède pas un centimètre sur la polygamie, l’interdiction du niqab et la liberté de parole, blasphème compris.
« Sous le nom “d’islamophobie”, écrit-il, ce qui est aujourd’hui non seulement réprouvé, mais réprimé par une censure très efficace, c’est la liberté de pensée et de parole à propos de l’islam, c’est de traiter l’islam comme depuis au moins deux siècles on traite toutes les composantes politiques, philosophiques et religieuses de nos sociétés. » En aucune façon, le prétendu « respect des croyances », dit-il, ne doit limiter cette liberté de critique. Parmi les mesures qu’il réclame, on trouve au premier rang l’interdiction du financement des mosquées françaises par l’Arabie Saoudite, le Qatar ou le Maroc. Une façon de remettre en question la « forme impériale », dit-il, que « l’islam a largement préservée tout au long de son histoire ».
On pourrait répondre à Manent que la laïcité bien comprise, limitée à l’État, ne s’oppose pas à ce que les musulmans affichent leurs convictions religieuses dans l’espace public ; que la dissolution de la nation n’est pas irréversible et qu’un regain n’est pas impossible ; qu’il y a aujourd’hui des élites arabo-musulmanes jusque dans les lieux de pouvoir, signe que la laïcité n’est pas totalement en panne ; que, malgré la faiblesse de son État, le peuple français préserve une capacité d’intégration insoupçonnée. Et puis, avec qui signer un tel pacte ?
Certes, le livre de Manent dérange, mais cela n’est rien au regard du débat passionnant qu’il a provoqué. Loin des « querelles de pleureuses », il nous rappelle qu’il n’y a pas d’intégration sans nation. Ce débat a de quoi nous inoculer contre ce que le philosophe nomme la « lassitude de la liberté ». Celle-là même dont Serge Chapleau a récemment fait les frais.
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