La Belgique désunie s'en va-t-en-guerre

Chronique de José Fontaine

C'est une chose étrange mais révélatrice: hier la Chambre des députés belge a approuvé à l'unanimité la volonté du gouvernement belge de s'engager militairement aux côtés des forces alliées auxquelles le Conseil de Sécurité de l'ONU avaient donné en quelque sorte la permission de créer une zone d'exclusion au-dessus du territoire libyen en vue d'empêcher l'écrasement des rebelles opposés au régime de Kadhafi. Or ce gouvernement est «en affaires courantes». Un mot de cette expression qui n'est pas nécessairement connue des régimes de type britannique.
Les gouvernements «en affaires courantes»
Lorsqu'un gouvernement fédéral doit remettre sa démission au chef de l'Etat celui-ci lui demande traditionnellement d'«expédier les affaires courantes», par exemple le maintien de l'ordre le cas échéant. Je donne cet exemple parce que, dans l'histoire, on sait qu'un seul gouvernement aurait refusé d'expédier les affaires courantes, c'était le gouvernement Van Acker conscient que le roi Léopold III à l'été 1945 (qui venait d'être libéré des Allemands par les Américains), allait revenir en Belgique et y déclencher des émeutes d'une gravité exceptionnelle. En refusant d' expédier les affaires courantes Van Acker refusait par là-même de maintenir l'ordre : soit de tirer sur la population et d'y faire de nombreux morts. Sans gouvernement, même expédiant les affaires courantes (car le gouvernement peut refuser de le faire), le roi se serait retrouvé alors le seul responsable des conséquences de son retour. Alors que la Constitution belge prévoit justement qu'il est irresponsable, soit qu'il ne peut agir que si ses décisions sont couvertes (soit par un écrit, soit par une simple présence), par un ministre. Mais, en général, un gouvernement démissionnaire expédie de fait les affaires courantes au nom d'un principe qui est plus que constitutionnel en un sens, à savoir la nécessité d'assurer la continuité de l'Etat. Normalement, ces gouvernements ne durent pas longtemps. Ou bien, la crise se résout et un autre gouvernement se met en place, alors gouvernement de plein exercice. Ou bien la population est rappelée aux urnes et quand le résultat des élections est connu, la donne est changée et un autre gouvernement est formé qui remplace le précédent.
D'autres gouvernements en affaires courantes plus actifs
Depuis que les crises gouvernementales liées à la question nationale belge durent plus longtemps, (depuis la fin des années 70), la jurisprudence, l'accord entre toutes les forces politiques du pays, le bon sens ont fini par étendre la compétence des gouvernements en affaires courantes. C'est ainsi que le gouvernement actuel a même confectionné le budget de l'année en cours, ce qui normalement ne rentre pas dans les attributions d'un gouvernement en «affaires courantes», il a présidé le conseil des ministres européens. Deux choses qu'il a parfaitement exécutées aux dires de tous en Belgique et hors de Belgique, parvenant même à réduire le déficit budgétaire au-dessous de ce que demandait l'Union européenne. Voici même que, avec la bénédiction unanime du Parlement, il s'engage dans une opération militaire ce qui n'est assurément pas le sens que l'on donne aux affaires «courantes». Mais les juristes rappellent que la clé d'un régime parlementaire est très logiquement le Parlement et que tant que celui-ci donne son accord, il peut en un certain sens tout faire (ou tout permettre). Issu des élections du 13 juin 2010 qui ont suivi la crise gouvernementale belge d'avril 2010, il est, lui, un Parlement de plein droit et n'est constitutionnellement limité que par le mandat de quatre ans que lui ont donné les électeurs le 13 juin après qu'il ait vérifié la validité des élections et que ses membres aient prêté le serment d'obéissance à la Constitution (les parlementaires ne sont pas tenus de jurer fidélité au Roi, puisque, dans un régime de monarchie parlementaire, le "Roi" désigne en fait le pouvoir exécutif que le parlement contrôle et qu'il peut même renverser, sa fidélité à ce gouvernement étant, en ce sens-là impossible et même contradictoire).
Une Belgique désunie qui se lance dans une opération militaire
Il est vrai que la Belgique bénéficie pour le moment d'une conjoncture économique favorable. Les entreprises embauchent, le budget de l'Etat en bénéficie évidemment. La monnaie nationale n'a plus à être véritablement défendue puisque notre monnaie est celle de la zone EURO. Il est vrai aussi que sur cette intervention en Libye il ne doit pas y avoir beaucoup d'opposants. Bien que n'étant pas un pays riverain de la Méditerranée, la Belgique toute entière et la Wallonie en particulier ont des rapports étroits avec le Maghreb. C'est ainsi qu'à Rabat, Alger et Tunis sont installés des Délégations Générales de la Wallonie. Les Flamands ont aussi des relations particulières avec ces pays en raison de l'histoire, des échanges commerciaux, du tourisme ou même de la communauté de langue dans la mesure où beaucoup de Flamands maîtrisent le français. Cette unité belge est bien réelle. Mais elle n'annule en rien la profonde division du pays pratiquement sur tout le reste. Un signe de cela, c'est le fait que le JT de la RTBF hier soir interrogeait le Colonel commandant la base aérienne de Florennes, le Wallon Luc Gennart dont les plans du ministre flamand de la Défense nationale prévoyaient la mutation peut-être même préalable à une suppression de cette base aérienne en pays wallon. Luc Gennart est même devenu une sorte de héros wallon de la résistance à ce que d'aucuns perçoivent ici comme une tentative de flamandisation de l'armée (dont 80% des généraux sont présentement des Flamands). Luc Gennart est considéré comme un chef militaire de grande valeur et les avions qui seraient susceptibles ou qui auraient été susceptibles d'intervenir en Libye sont justement les appareils présents sur la base de Florennes, les fameux F16. Interrogé au journal télévisé, le colonel se disait d'ailleurs prêt à intervenir dans une opération qui n'est pas une opération de conquête, mais qui s'assimile à une opération de maintien de la paix et même d'un certain odre international quoiqu'il s'agisse ici en l'occurrence de soutenir une rébellion ressentie comme légitime.
Pas de leçons à tirer de l'unité belge dans un cadre international
On ne doit cependant pas croire que désunis à l'intérieur, les Belges seraient unis à l'extérieur. Cela peut être vrai dans certains cas, comme la deuxième guerre d'Irak en 2003 ou quand les ministres régionaux représentent tour à tour la Belgique au Conseil des ministres européens. Mais il arrive que, par exemple, dans ce cadre, sur la question du lait, Flandre et Wallonie n'aient pas la même position en matière agricole.

En août 1914, la Belgique sacrifiant sa sécurité physique à sa sécurité ontologique, s'opposa à l'entrée de troupes allemandes sur son territoire qui se dirigeaient vers Paris. Je reprends les termes que je viens d'utiliser à Brent J.Steele dans Ontological security in international relations, Routledge, 2008, ouvrage dans lequel cet auteur américain s'avoue très impressionné par l'attitude de la Begique en cette circonstance. Car il estime qu'il est assez rare qu'un pays qui n'est pas une grande puissance sacrifie sa sécurité physique (résister aux Allemands impliquait la destruction probable d'une grande partie du territoire belge, de son économie etc.), à sa sécurité ontologique (son sens de soi-même, de son honneur dans le concert international, ce qui peut être aussi un intérêt). En outre, comme en 1914, le fait de s'engager dans un conflit se fait ici (bien sûr les circonstances sont infiniment moins graves et moins risquées), en fonction du droit international (et la volonté de respecter les traités européens signés par la Belgique et les puissances européennes en 1839 a joué un grand rôle en 1914 : c'est au nom de ceux-ci que le Royaume Uni, à la fois prétexte et raison, s'engagea contre l'Allemagne).
La Belgique désunie dans la Deuxième guerre mondiale
Mais l'engagement de la Belgique dans la Première puis dans la Seconde guerre mondiale allait diviser comme jamais les Wallons et les Flamands. On estime d'ailleurs qu'en mai 1940, les deux-tiers de l'infanterie flamande, soit ne combattirent pas vraiment l'envahisseur allemand, soit même s'arrangèrent avec lui pour se rendre sans combattre (ceci en raison du fait du souvenir de 1914-1918 - l'inhumaine existence des soldats dans les tranchées - liée, côté flamand, au sentiment d'une injustice linguistique avec des officiers belges ne parlant que le français, tandis que, côté wallon, pas nécessairement francophone, le souvenir de 1914-1918 est plutôt lié aux tueries d'importantes localités wallonnes commises par les Allemands comme à Dinant, Visé, Andenne etc. : 20.000 maisons détruites, plus de 5.000 civils passés par les armes lors de fusillades réglées comme des exécutions en bonne et due forme, dans le seul mois d'août 1914).
Les redditions flamandes sans combattre de mai 1940 furent un des éléments qui allaient nourrir la question royale et qui allaient mener la Belgique au bord de la sécession le 31 juillet 1950. Et on peut dire que la division d'alors fait sentir encore aujourd'hui ses effets. Dans la mesure où l'on sait, depuis mars 1950, qu'il est quasiment certain que, dans les cas graves, un référendum en Belgique donnera toujours un résultat différent en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie. En mars 1950, 71% des Flamands réclamèrent le retour du roi à la Consultation populaire contre 58% de Wallons et 51 % de Bruxellois qui le refusèrent.
Malgré le fait que la majorité des Belges acceptaient le retour du roi (les Flamands étant plus nombreux), celui-ci s'avéra impossible parce que le peuple wallon s'y opposa au cours d'une brève mais effrayante insurrection dans les derniers jours de juillet 1950. Exerçant de cette façon, analogiquement, son droit de veto, droit de veto typique du membre d'une Confédération d'Etats.
Ce que la Belgique est en train précisément de devenir.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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