Critique de l'Université utile

L'Œuvre au noir*

Chronique de Louis Lapointe

Reprise d’un texte déjà publié le 25 février 2008.
L’intellectuel est par essence même un esprit libre. Jadis, l’Université accueillait ces esprits en ses murs dans le but de les protéger de leurs ennemis et détracteurs. À cette époque, l’Université n’était pas encore remplie de carriéristes, mais bien d’intellectuels forcés de s’y réfugier pour échapper à la censure. Le seul but qui les animait était la découverte de nouvelles connaissances et leur transmission. Ils ne faisaient pas œuvre d’utilité et de mercantilisme, comme c’est le cas aujourd’hui (...), mais bien œuvre d’audace et de curiosité intellectuelle.
Qu’on ne se le cache pas, il faut de plus en plus faire œuvre d’utilité pour être accueilli dans le cénacle universitaire, car pour être publié, écouté et diffusé, il faut être commandité. L’Université n’échappe pas à ces exigences du marché qui guident toutes ses décisions les plus stratégiques.
Non seulement l’Université souhaite plus d’argent, mais en plus, elle souhaite plus de visibilité, celle-ci étant devenue un important bras de levier pour recruter un nombre toujours plus grand d’étudiants et en conséquence, recevoir des subventions plus importantes. C’est donc moins la qualité de la pensée qui ouvre les portes de l’Université que la notoriété et l’aptitude à attirer le regard sur celle-ci.
Lorsqu’on voit une multitude de personnages politiques l’envahir, c’est sûrement moins pour leurs connaissances que pour leur capacité à mobiliser rapidement les médias. Il est plus facile pour d’anciens politiciens d’obtenir trois tribunes différentes dans une même journée, que pour un obscur intellectuel d’obtenir une seule colonne dans un journal au cours de toute une année. Comme à Hollywood, le glamour est devenu plus payant que l’intelligence. Les universités ont compris cette nouvelle donne et l’exploitent de plus en plus habilement.
On le voit, si l’intellectuel public est absent des débats, c’est parce qu’il n’est pas payant, il ne rapporte rien à court terme qui puisse être « utile » selon les nouveaux critères de performance des universités. Vaut mieux un amuseur public qui rapporte, qu’un dangereux intellectuel public dont les idées audacieuses et révolutionnaires choqueront et feront fuir les commanditaires et généreux donateurs !
Le véritable intellectuel, celui qui critique et remet en question les paradigmes dominants, n’a plus sa place à l’Université tout simplement parce qu’il n‘a pas de place dans le marché. Et si d’aventure ses critiques sont publiées, elles ne trouveront probablement jamais aucun écho chez les élites intellectuelles déjà établies et en conséquence pourront difficilement influencer le marché. Pour cette raison, la meilleure façon de tuer un intellectuel, c’est de tout simplement ignorer ses idées, de faire comme s’il n’avait rien dit ou rien écrit, d’agir comme s’il n’existait pas.
Cependant, pour que cette forme de censure soit vraiment efficace, il faut non seulement ignorer les nouvelles idées et leurs messagers, mais en plus, il faut donner tout l’espace public à ceux qui représentent le mieux la pensée officielle accréditée par les universités, les médias et leurs commanditaires officiels. Pour cette raison, lorsque vous ouvrez votre journal, votre radio, votre téléviseur, vous voyez toujours les mêmes personnes avec les mêmes idées. Voilà ce qui tue les intellectuels.
Sans université, sans éditeur, sans journal, sans canal officiel pour diffuser sa pensée, l’intellectuel est absent de l’espace public et ne peut donc susciter de nouveaux débats. Si les animateurs de radio et de télévision avaient vraiment les moyens de leurs ambitions (...), il y aurait beaucoup plus souvent de nouveaux visages et de nouvelles idées pour alimenter les débats sur la place publique.
En donnant toujours la parole aux mêmes personnes, on s’assure que ceux qui ont de nouvelles idées ou contestent l’ordre établi n’auront pas trop de place. À chaque fois qu’on donne une colonne entière d’un journal à un membre de l’élite en place, c’est un espace de moins pour la pensée libre. On vend peut-être plus de copies, mais on diffuse forcément moins de nouvelles idées.
*Titre d’un célèbre roman de Marguerite Yourcenar

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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.





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2 commentaires

  • Serge Jean Répondre

    31 mars 2012

    Bonjour monsieur Lapointe
    Je lis souvent vos textes et, ils sont toujours clairs, net, précis et toujours intéressants et pertinents. On ne dort point devant un écrivain et probablement un orateur de votre trempe,qui m'apparait d'un métal très rare.
    Tous vos textes chantent une justice de haut calibre, et cette extraordinaire fougue que je ressens quand je vous lis.
    Vous êtes je crois, un véritable cavalier au cheval blanc de la libération, et je crois bien que le peuple aurait tout intérêt à vous connaître davantage.
    Vous avez tout mon respect.
    Jean

  • Archives de Vigile Répondre

    30 décembre 2010

    10 sur 10.
    Vous écrivez: "Vaut mieux un amuseur public qui rapporte". Société d'amuseurs publics... dans les médias, le monde politique, la culture (incluant l'humour avilissant vivant de mes impôts), etc. Pour "divertir", comme dans diversion... faire faire dévier de l'essentiel (engourdir, abrutir les gens pour éviter qu'ils se plaignent, se révoltent, se prennent en mains. Pour les fourrer davantage. "Organiser", pour éviter qu'on s'organise... Dans la société, tout est "framé", m'a déjà concédé un itinérant sur ma route...
    Et... "La meilleure façon de tuer un intellectuel, c’est d'ignorer ses idées, de - faire comme - s’il n’existait pas." Falardeau le disait justement par rapport à la SR-Cadenas, dans Gratton le film.
    Bravo, continuez. J'aime les non alignés qui se tiennent debout.