L'hiver où il neigea de l'impossible

Chronique de José Fontaine

Le 20 décembre 1960, la plus formidable grève générale de toute l’histoire de Belgique – et surtout de Wallonie- se lança à partir de Liège, Charleroi, la Louvière, le Borinage tout le sillon industriel wallon. En Flandre aussi certes, mais bien moins fortement. C’était dix ans après la grève générale de juillet 1950 qui dura une semaine. Celle-ci allait durer cinq semaines complètes (fait sans précédent pour une grève générale), qui ont marqué la Wallonie au fer rouge de la fraternité et de la liberté.
La grève surgie du peuple
Le débrayage des grandes usines du sillon industriel wallon n’obéissait ni à un mot d’ordre politique ni même à un mot d'ordre syndical. L’histoire de la Wallonie est marquée par huit grandes grèves générales : la jacquerie wallonne de 1886, la grève générale bien encadrée de 1893 qui arracha le suffrage universel à un Parlement affolé, celles de 1902 et 1913 qui voulaient perfectionner le suffrage de 1893, la longue grève de 1932, particulièrement dans mon Borinage natal, celle de 1936 (la seule qui réunit vraiment Flandre et Wallonie, syndicats de toutes obédiences et qui obtint notamment les congés payés). Puis 1950 contre Léopold III.
La grève de 60 démarra certes contre un programme d’austérité du gouvernement Eyskens que refusaient les travailleurs. Mais la grève dépassa d’emblée son objectif immédiat pour se transformer en grève insurrectionnelle. Le gouvernement – le gouvernement « flamand » comme le disait Renard, le leader de la grève, au Times de Londres, le 10 janvier – mobilisa contre elle 18.000 gendarmes, 18.000 soldats. Le Cardinal primat de Belgique, l’évêque flamand Van Roey, la condamna sur le plan moral, ce qui ne fut pas d’un piètre secours pour justifier (puisque la grève était « immorale »), une répression militaire impitoyable (la gendarmerie – aujourd’hui la police fédérale – faisait partie de l’armée). Il y eut des morts, surtout à Liège, des dizaines de blessés, plus de 300 manifestations. A partir du 15 janvier, l’armée arrêta 2000 meneurs, en maintenant la moitié en prison pour un mois ou plus. Les grévistes bloquaient les routes avec des autos, des grues renversées, des troncs d’arbres, des clous à trois têtes, multipliant des centaines de sabotages, dont plusieurs à l’explosif. C'était le rejet instinctif du capitalisme, ce capitalisme qui, en Wallonie, particulièrement, fut (selon le Professeur Conway), le plus dur d’Europe occidentale. Une sorte de «Temps des cerises» à la Noël. Le capitalisme retirait d'ailleurs ses billes des charbonnages de Wallonie après les avoir rongés jusqu’au sang.
André Renard
Le meneur de la grève , André Renard, d’abord débordé par ses troupes, ensuite inquiet devant la prolongation du conflit, s’évertua, dès la fin décembre 1960, à lui trouver une issue, car, derrière ses gendarmes, le gouvernement « flamand » tenait bon. Autonomiste wallon depuis 1950, partisan de réformes de structures radicales (comme le contrôle ouvrier, la planification, la nationalisation du crédit...), vivant au sein de son propre syndicat, la FGTB, la rupture entre les dirigeants flamands de celui-ci et les dirigeants wallons, il tenta d’ouvrir un second front politique en poussant les parlementaires socialistes à la même rupture avec la direction nationale du PSB. (1)
Ces socialistes wallons, réunis à Saint-Servais, parlèrent bien de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et d’autonomie nécessaire en raison de la dégradation de l’économie wallonne dans le cadre belge unitaire. Mais n’osèrent pas aller plus loin. Certes, ce même parti socialiste wallon a bataillé ferme dans les décennies suivantes pour obtenir une autonomie étendue de la Wallonie sur le plan économique (dont les Flamands ne voulaient pas, évidemment). Et, par là, la grève de l’Hiver 60 engendra cette réforme vitale. Sans elle, la Flandre aurait continué à piller à son seul profit les ressources de l’Etat, pour se venger de la même bourgeoisie francophone en train de laisser tomber la Wallonie comme un citron pressé. La droite wallonne n’aime pas qu’on le rappelle (la gauche officielle non plus...), mais sans les événements de 60, la Wallonie aurait été transformée en un désert économique. Comme dans les pays sans liberté – donc sans syndicats – où la liberté n’est plus que celle du prédateur libre dans un poulailler libre. Les hommes et les femmes de 1960 qui, au sortir de mon enfance, marchèrent en plein hiver vers l’Utopie impossible mais nécessaire de la sortie du capitalisme ont sauvé la Wallonie. Malgré les socialistes, quasiment tous absents de la commémoration d’un soulèvement wallon qu’ils contribuèrent à faire échouer, en invoquant par exemple la nécessaire « unité des travailleurs ». Un belgicanisme qui perdure. Dans le moins socialiste et le moins wallon des partis socialistes depuis un siècle.
J’irai cracher sur vos tombes
Le politiquement correct belge en effet se marie bien à la gauche caviar et bureaucrate. Par exemple celle d’une émission comme « Face à l’Info ». Le jour même où la RTBF commémorait la grève, le responsable de «Face à l'Info» crut bon d’inviter, pour l’évoquer, le fils du Premier ministre belge de 1960 (soit le fils du chef des flics de 60), lui-même ancien Premier Ministre (et antisocialiste flamand notoire de même que belgicain acharné). Ainsi qu’un historien bruxellois connu pour son ultra-royalisme (parce que 60 s’explique aussi par la grève de 50 contre Léopold III). Cela se transforma en défense de l’unité belge et en un indécent silence sur les événements que l’émission devait pourtant évoquer en principe ! Qui fit songer aux usines mortes de la Wallonie. Aux casques noirs de la police d’Etat. A ceux que Renard, toujours dans The Times, appelait le 10 janvier 1960 « les assassins du peuple wallon ». (2) A ceux qui pensent devoir achever le travail des flics de 1960 au nom de l’unité belge.
(1) Francine Kinet, Mouvement ouvrier et question nationale. La grève de l’hiver 1960-1961, Thèse de doctorat en sociologie de l’Université de Liège, année académique 1985-1986, pp. 241 et suivantes (manuscrit).
(2) Renard écrivait qu’il se battait « For a Walloon Wallonia: against the Loi Unique: against the misery in Borinage: against the oppression of unitary government: against the Flemish Government: against the murderers of the Walloon people. » ( The Time, January 10, 1961).
Une page encore en construction, incomplète de la revue TOUDI pour comprendre ces événements, les débats acharnés qu'il suscite encore aujourd'hui

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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