L'Europe des dieux dérisoires

Chronique de José Fontaine

On le sait, l'agence de notation Fitch vient de dégrader la dette souveraine de la Grèce. Ce malheureux pays n'est plus qu'un cran au-dessus du défaut, de la faillite. On incrimine l'irresponsabilité des dirigeants grecs, la mauvaise administration de ce même pays, la corruption qui y règne. Mais alors que l'Union européenne, depuis toujours, établit des critères sévères pour entrer dans son club, rien n'a été fait pour la Grèce. On a fermé également les yeux sur ces défauts quand on a permis à la Grèce d'entrer dans la zone euro : ce sont les banques qui ont apporté au gouvernement grec l'aide technique nécessaire pour falsifier ses comptes
La faillite de la Grèce enrichira les spéculateurs
Le même lien que je viens de placer dans cet article nous explique d'ores et déjà que, objectivement, selon les règles de la finance complètement libérée, beaucoup de prêteurs à la Grèce ont avantage à sa faillite. L'Union européenne s'était voulue au départ un espace de démocratie et de paix après la plus terrible des guerres mondiales qui avaient tué des dizaines de millions d'êtres humains (17 en Russie, 9 en Pologne, 6 en Allemagne), militaires et civils, sans compter, si l'on peut dire, les six millions de juifs exterminés ni les victimes de tous les autres pays. Cette guerre était née également de la faillite des démocraties face à la dictature et au fascisme de très grands pays d'Europe dont l'Italie, l'Allemagne. En 1944 et en 1945, au niveau international, on s'était prémuni contre le retour de ces catastrophes notamment en établissant un contrôle des changes et la Sécurité sociale. Les Européens de mon âge n'avaient vu en l'Europe que la prolongation de tous ces progrès annonçant une ère de paix et de coopération internationale. Les deux générations qui nous avaient précédés avaient vécu dans la hantise du conflit avec l'Allemagne, nous, nous pouvions vivre dans l'espérance de la paix et du progrès, notamment par l'accroissement de la part des salaires dans les richesses nationales, la diminution du temps de travail, le progrès vers plus d'égalité et de liberté. Même dans des domaines où on pouvait assez mal l'imaginer comme l'égalité des femmes, le respect pour toutes les formes de sexualité, la capacité de maîtriser celle-ci. On dirait que les progrès indéniables dans ce domaine des droits ressemblent de plus en plus à de vrais acquis, certes, mais destinés à masquer la régression sur tout le reste, vraiment tout le reste.
Un peu d'histoire
La première forme d'organisation européenne fut le traité dit de Paris organisant la CECA (la Communuauté européenne du charbon et de l'acier). Sa «Haute Autorité», comme on l'appelait comptait en ses rangs un syndicaliste! On imagine mal une Union européenne de 2012 qui donnerait un poste aussi important à un représentant des travailleurs. Dès le traité de Rome de 1957 (instituant un Marché commun), l'Europe retournait vers les démons libéraux, comme le signalait Pierre-Mendès France dans son discours à l'Assemblée nationale le 18 janvier 1957 : «le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté ou, tout au moins, tel qu’on nous le laisse connaître, est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. Dix crises graves, tant de souffrances endurées, les faillites et le chômage périodique nous ont montré le caractère de cette théorie classique de résignation. En fait, la concurrence qui s’instaurera dans le cadre du traité tel qu’il est aujourd’hui — mais je veux croire qu’il est encore perfectible — n’assurera pas le triomphe de celui qui a, intrinsèquement, la meilleure productivité, mais de ceux qui détiennent les matières premières ou les produits nécessaires aux autres, des moyens financiers importants, des productions concentrées et intégrées verticalement, de vastes réseaux commerciaux et de transport, de ceux aussi qui ont les moindres charges sociales, militaires et autres.». Allant plus loin encore, le seul Président du Conseil valable de la IVe République annonçait dans le même discours : «L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement « une politique », au sens le plus large du mot, nationale et internationale.
Si la France est prête à opérer son redressement dans le cadre d’une coopération fraternelle avec les autres pays européens, elle n’admettra pas que les voies et moyens de son redressement lui soient imposés de l’extérieur, même sous le couvert de mécanismes automatiques.» (Je me suis permis de souligner, car on en est là avec le gouvernement Monti en Italie ou les envoyés de la Commission européenne chargés de contrôler la Grèce).
Plus près de nous encore
En 1992, Jean-Marc Ferry confiait au journal République que je dirigeais : «Des banques centrales vont (...) faire respecter les équilibres (...) Ce pouvoir de discipline repose sur des bases doctrinales qui font aussi la religion du FMI, lequel impose aux pays endettés du tiers-monde des politiques de vérité, d'austérité. Pour nos pays encore relativement confortables passe encore, mais il est étrange de demander à des gens au seuil de la pauvreté de produire des efforts pour rétablir l'équilibre.»
En 1992, JM Ferry parlait de nos pays comme de pays «encore relativement confortables». Vingt ans après, c'est le régime que l'on est en train d'imposer à la Grèce, en attendant le Portugal, l'Espagne et puis tout le reste.
En plein dans l'actualité
L'Etat belge est un Etat qui n'en est certes pas encore au stade de la Grèce, loin de là. Mais qui a dû assumer la faillite des banques à l'origine de toute cette déliquescence avec, certes, le consentement d'Etats dits démocratiques. Il faut bien écrire «dits» car le régime que l'on impose à la Grèce par exemple, outre ses effets ravageurs de misère et peut-être un jour de famine (on en est là!), comporte des clauses étranges du fait du FMI et de l'Union Européenne qui veulent que ce que la Grèce accepte aujourd'hui, elle s'y tienne quel que soit le résultat des élections d'avril. A la fin de l'an passé, le patron des patrons belges a pu même déclarer que l'idée de consulter le peuple grec sur les mesures qu'il avait à subir avait autant de sens que d'interroger les dindes quant à leur destin pour le repas de Noël. Et quelle est la dernière trouvaille d'un ministre du gouvernement fédéral belge pour trouver de l'argent? Faire travailler les gens le lundi de Pentecôte! On y retrouverait quelques dixièmes de % du PNB. Outre le fait que cela se compare dramatiquement aux 90 milliards d'euros pour lesquels l'Etat belge doit se porter garant vis-à-vis de la Banque Dexia (soit le quart en gros du PNB belge, garantie qui est d'ailleurs à l'origine de la dégradation de sa dette souveraine), cette idée qu'il faut aller chercher le salut du côté de l'allongement du temps de travail a de quoi sidérer. En effet les progrès de la productivité du travail sont telles depuis plus d'un siècle que l'on a très longtemps toujours diminué jusqu'ici le temps de travail, à la fois le temps de travail sur l'année (avec l'octroi de congés payés en 1936), et sur la semaine (avec le passage progressif de la semaine de 48 heures à la semaine de 40 heures puis de 35 heures), et enfin sur la vie (avec les retraites avancées parfois à 60 ou 55 ans). C'est normal puisque, aujourd'hui, nous produisons infiniment plus de richesses non pas grâce à la multiplication des emplois (ce serait plutôt même le contraire, il y a de plus en plus de gens au chômage), mais grâce à l'utilisation d'une organisation du travail et de machines de plus en plus performantes.
Supprimer le congé du lundi de Pentecôte!
Ce sont les détails qui révèlent l'absurdité d'un régime, son affolement, le fait qu'il a en réalité complètement perdu les pédales. En attendant, il fera encore beaucoup de tort, un tort immense. Le fond de toutes ces questions est anthropologique : malgré l'abondance de plus en plus grande des richesses à partager, certains ne peuvent pas souffrir que cela se fasse plus ou moins équitablement comme ce fut le cas de 1945 à 1975, malgré des inégalités demeurées criantes, même alors. En 2004, j'ai rencontré un compatriote wallon au Québec qui me disait qu'il avait travaillé au Rwanda mais qu'il n'aurait pas pu continuer à vivre dans des pays comme ceux-là où à côté de la misère abyssale se construisent des fortunes démentielles. Quand j'étais jeune on parlait de l'aide au tiers monde. Aujourd'hui c'est le contraire, c'est le tiers monde qui fait rêver les élites européennes de plus en plus avides d'inégalités de plus en plus criantes. Pour oublier qu'ils sont mortels. Les plus forts et les plus riches le sont tellement qu'ils en arrivent à oublier ainsi leur finitude et se croient comme des dieux comme l'a bien montré Christian Arnsperger dans Critique de l'existence capitaliste - Pour une éthique existentielle de l'économie, Éditions du Cerf, Paris, 2005.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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