«Tout pouvoir sera ténébreux ou ne sera pas, car toute puissance visible est menacée.»
— Balzac
À l’automne de 1969, un an avant la Crise d’octobre, une bombe secoue le domicile du maire de Montréal. Jean Drapeau y convoque des patrons de presse, dont le directeur du Devoir, Claude Ryan. L’un d’eux demande si l’on a une idée des auteurs de l’attentat. «Rien ne sert de chercher, répond Drapeau, tant qu’on n’aura pas le pouvoir d’en arrêter 500.» Claude Ryan n’en revient pas. De retour au 434 rue Notre-Dame, il fait part au reporter municipal du propos du maire.
Un mois plus tard, le 8 octobre, l’armée occupe Montréal: les policiers avaient déserté leurs postes, laissant le centre-ville aux vandales. Le 11, le président du Comité exécutif, Lucien Saulnier, réclame une enquête sur la Compagnie des Jeunes Canadiens (CJC), une organisation créée par les autorités fédérales. La CJC recrutait par tout le pays de jeunes impatients, mis au service de causes sociales. Mais à Montréal, qui ne manquait pas alors de turbulence, l’administration lui reprochait de semer le trouble.
Dans ce climat volatile, des «animateurs sociaux» songent à lancer un parti, le futur FRAP. Les élections doivent avoir lieu 25 octobre 1970. Réunis à leur local, rue Saint-François-Xavier, ils invitent le reporter municipal du Devoir. «Quelle sera la stratégie de Drapeau?» lui demande-t-on. Il pose la question: «Y en a-t-il parmi vous qui ont un dossier criminel?» Aucun. «La campagne ne portera pas sur la pègre», dit-il. (Drapeau avait agité cet épouvantail aux élections de 1960.)
«S’en trouve-t-il qui ont été membres de la Compagnie des Jeunes Canadiens?» Deux ou trois lèvent la main. Mimant la pose dramatique du maire, le journaliste lance, évoquant le Front d’action politique: «Le FRAP est un dangereux ramassis de révolutionnaires!» Pire que les bombes posées par le FLQ depuis 1963, le sang allait cette fois couler dans les rues de Montréal! Le FRAP recrute néanmoins des candidats, que la crise va balayer.
Mesures de guerre
Au Devoir, dès l’enlèvement de James R. Cross, le 5 octobre, les lois fédérales sont ouvertes sur la table éditoriale aux «Mesures de guerre». Ayant suivi de tels kidnappings, en Amérique latine notamment, on n’en minimise pas le sérieux. La police de Montréal n’a-t-elle pas arrêté, peu auparavant, une cellule ciblant Moshe Golan, consul d’Israël, et une autre, Harrison Burgess, consul des États-Unis? Ryan croit cependant qu’il est possible de libérer le représentant britannique sans effusion de sang.
Le temps presse, vu l’ultimatum du FLQ. L’avocat des felquistes, Robert Lemieux, vient de faire le point, place Jacques-Cartier, à deux pas du Devoir. Il accepte de venir au journal. Le FLQ doit repousser sa menace, lui dit-on, afin de donner du temps pour une négociation. Me Lemieux décroche le téléphone. «Je suis dans le bureau du pape!», dit-il à son interlocuteur, Pierre Vallières. Et il lui transmet la suggestion destinée à la «cellule Libération».
Me Lemieux reparti, Claude Ryan appelle à Ottawa, avec la même idée. Mitchell Sharp, secrétaire d’État aux Affaires extérieures, y est le porte-parole du cabinet sur l’enlèvement. Il avait déclaré que «cet ensemble de demandes» du FLQ ne pouvait être satisfait. Mais peut-être une ou deux, croit-on au Devoir, ferait gagner un délai et favoriser l’ouverture de pourparlers. Des sept conditions du FLQ, en effet, toutes n’ont pas la même importance.
Révolution
Surprise: c’est Marc Lalonde, principal conseiller de Pierre Trudeau, le premier ministre, qui retourne l’appel. Ryan, qui le connaît bien, lui fait part des déclarations fracassantes de Me Lemieux. Lalonde n’est pas impressionné. «Lui, dit-il en parlant de l’avocat, on le tient avec un dossier [...] sur son frère». Ryan se gardera bien de publier une «information» aussi explosive. Mais il ne cache pas son étonnement d’une telle tactique.
Le FLQ ayant réduit ses exigences, Gaétan Montreuil en lit le «manifeste» à Radio-Canada. Ce brûlot des injustices de l’heure connaîtra un succès imprévu. On y invite «les travailleurs» à faire eux-mêmes leur révolution. Autrement, continue Montreuil, d’autres usurpateurs remplaceront «la poignée de fumeurs de cigares» qu’on connaît. Au Devoir, devant le téléviseur, ce passage fait sourire. Un rédacteur «radical» et Ryan «le modéré» sont à fumer leurs… cigares!
Mais l’enlèvement de Pierre Laporte, le samedi 10, sème la peur en milieu politique. La police est débordée par les demandes de protection. Les forces armées sont appelées en renfort, en vertu de la Loi sur la défense nationale, comme lors du récent débrayage de la police, ainsi qu’à maintes reprises autrefois, réprimant grèves ou émeutes. L’état-major a cependant d’autres plans pour contrer la contestation.
Cibles du FLQ
Quand le Front de libération du Québec fait irruption en 1963, des installations de l’armée comptent parmi ses cibles. Une bombe fait un mort près d’un centre de recrutement. Puis une explosion secoue le Manège des Black Watch. La police en arrête les auteurs, mais une deuxième vague d’attentats surgit à l’automne. En janvier 1964, le FLQ s’en prend encore à des établissements militaires, y volant argent, équipements et armes.
En mars 1964, Ottawa publie un Livre blanc qui fait du maintien de la paix une des priorités de sa politique de défense. Pourtant, l’armée n’était guère favorable à ce changement. Or, le général Jean V. Allard, habile stratège, favorise les Casques bleus, car il veut faire de l’armée une force de sécurité intérieure, sans trop éveiller de soupçons. Les militaires l’appuieront car ils craignent à l’époque de voir leur importance diminuer.
Armée, marine et aviation seront unifiées, et leurs forces, redéployées selon les régions politiques du pays. En 1966, l’armée prépare un manuel Canadian operations in support of United Nation, dont une des annexes porte sur la «Formation pour les opérations de sécurité intérieure». Mais les autorités vont-elles maintenir leur appui? L’arrivée en politique d’un Pierre Elliott Trudeau n’a rien pour rassurer les généraux. L’homme a fustigé autrefois la Loi sur les mesures de guerre et vilipendé Lester Pearson pour avoir accepté des armes nucléaires en sol canadien. Or, devenu premier ministre, Trudeau annonce, le 29 mai 1968, une révision de la politique étrangère et de la défense.
«Notre intérêt primordial, déclare-t-il, est d’assurer la survivance politique du Canada comme État souverain fédéral et bilingue.» Cette «révision» est publiée en 1970 dans Politique étrangère au service des Canadiens. On y trouve six orientations: croissance économique, paix et sécurité internationale, souveraineté nationale, justice sociale, qualité de la vie, environnement.
Et comme «la survivance du Canada en tant que nation est menacée de l’intérieur par des forces de division», y écrit-on, Ottawa a résolu d’accorder «une nouvelle priorité aux politiques intérieures et étrangères visant à la croissance économique, recherchant la justice sociale et rehaussant la qualité de la vie de tous les Canadiens». Bref trois des six orientations concernent l’unité nationale.
Démonstration de force
La défense n’y était pas mise en vedette, mais Trudeau ayant déclaré, dès le 9 avril 1969, que le Canada allait respecter ses engagements avec ses alliés, y affecter des forces armées «extrêmement mobiles», et prévoir leur apport «à l’unité et au développement nationaux» et leur «aide aux autorités civiles», le général Allard avait gagné son pari. Les Casques bleus canadiens apprendraient à l’étranger comment maintenir la paix au Canada.
À l’automne 1969, quand l’armée remplace à Montréal la police municipale, c’était de «l’aide aux autorités civiles». En octobre 1970, la police tardant à débusquer le FLQ et l’inquiétude gagnant la société, ce sera sa contribution à «l’unité nationale». Quelque 10 000 soldats interviennent, tous munis du pouvoir d’arrestation. L’armée va stopper un mouvement qu’elle tient pour insurrectionnel.
Comment les autorités politiques en étaient-elles venues à confier un tel pouvoir aux militaires? À Ottawa, les ministres étaient divisés. Les uns font confiance à la police et veulent la laisser faire son travail. La GRC semble toutefois incapable de discerner l’ampleur du problème.
L’armée, par contre, impressionne par la précision des renseignements qu’elle fournit. D’autres ministres sont donc sensibles à sa thèse voulant qu’une révolution soit en marche qui menace l’ensemble du pays. La GRC n’est pas d’accord avec un recours aux mesures de guerre. L’armée, au contraire, propose d’en faire une démonstration de force.
L’intérêt de la police était de trouver au plus tôt les responsables des enlèvements. La stratégie de l’armée était de laisser monter la tension, de permettre aux réactions adverses de venir au grand jour, et ainsi de justifier des arrestations massives qui porteraient un coup mortel aux velléités révolutionnaires. L’armée l’emportera. Après cette victoire, elle va même tranquillement supplanter la Gendarmerie royale en matière de sécurité intérieure.
Cette primauté discrète de l’armée ne se démentira jamais par la suite. Ainsi l’arrivée du Parti québécois au pouvoir en 1976 ébranle le pays. Aux gens qui reprochent aux militaires — lors d’une rencontre sur la défense — un manque de planification de crise, le général Jacques Dextraze répondra: «La meilleure façon d’agir est de déployer les forces armées comme elles sont présentement de manière à les avoir comme il faut qu’elles soient un jour d’urgence.»
Plus tard, parlant du référendum québécois qu’Ottawa faillit perdre en 1995, Jocelyne Bourgon, en quittant le Conseil privé, avouera au Globe and Mail que ce fut son pire moment. N’avait-on pas alors critiqué le fédéral pour s’être si peu préparé à un pareil résultat, lui fait remarquer Edward Greenspon, l’interviewer.
La plus haute fonctionnaire du pays réplique: «I think that people do not know what was the state of readiness, and that’s the way it should be.»
***
Journaliste, l’auteur est entré au Devoir en 1967, où il devient reporter au municipal, et fut nommé éditorialiste en 1970. Il signa à l’été son premier édito sur le FLQ. Il vivra la Crise d’octobre de près, mais n’en comprendra les dessous que des années plus tard.
Les dessous d’Octobre 1970
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