Le Québec selon Maclean's

Petite histoire d'une manchette savante

Maclean's - corruption Québec



Le trafic d'influence dont le cabinet de Jean Charest est accusé est juste le dernier gâchis à survenir dans la province, affirmait le Maclean's du 4 octobre. Pourquoi autant de scandales politiques arrivent au Québec, ajoutait le magazine, en page couverture et sans point d'interrogation, avec Quebec imprimé en rouge. Mais où donc l'éditeur avait-il trouvé la manchette — The most corrupt province in Canada — accompagnant Bonhomme Carnaval?
Plus d'un critique trouve que ce titrage exprime un racisme qui persisterait ailleurs au pays contre le Québec. Pourtant, s'il se trouve aussi dans l'article en question, ce superlatif infamant n'est pas de l'auteur, Martin Patriquin, mais d'un historien qu'il cite, Samuel Huntington. Cet universitaire américain, qui a étudié la corruption politique en 1968, est surtout connu, depuis 1996, pour son best-seller The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order.
Ainsi, une analyse scientifique appuierait le dossier journalistique. Patriquin écrit que Huntington singularisait alors la province comme le territoire «peut-être le plus corrompu» comparé à l'Australie, la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada. (Maclean's aura supprimé du titre le «peut-être», délaissé les trois autres pays et fait du Québec le champion des scandales politiques au Canada.) Or, ce jugement plutôt prudent de Huntington provenait en fait d'un autre auteur américain, Robert R. Alford.
On le trouve du reste en référence, en bonne et due forme, dans l'ouvrage de Huntington (Political Order in Changing Societies, Yale University Press, p. 65), à un ouvrage d'Alford, également remarqué en son temps (Party and Society, Rand McNally, 1963, p. 298), et paru cinq ans auparavant. Alford y décrivait le comportement électoral des Québécois comme «tribal», un mot sans doute alors utilisé au Québec, mais aussi contesté. Apparemment, Maclean's n'a pas exploré cette piste.
Une qualification inappropriée ?
Si le magazine avait daigné s'y employer, il aurait fait une découverte intéressante. En 1971, en effet, parmi les étudiants du professeur Alford, un Québécois qui avait lu Party and Society trouvait inappropriée la qualification qu'on y trouve du comportement de ses compatriotes. Fort des travaux des sociologues Marcel Rioux, Fernand Dumont et autres, il s'en est ouvert à Alford. Un phénomène qui semblait «tribal» aux yeux d'un Anglo-Saxon, lui a-t-il expliqué, était plutôt un comportement de «classe sociale».
«Marc, you may have a point», répondit le professeur. (Voilà déjà qui dénotait chez lui plus d'ouverture que chez Huntington.) Et Alford d'ajouter: «You should develop a better world-wide understanding of this — as well as a "predictive" model.» (Pareil conseil aurait pu s'adresser aussi à un journaliste, surtout quand il s'avise de dresser un bilan comparatif des moeurs politiques entre groupes sociaux ou entre pays.)
Cette information n'est pas secrète. On trouve ces réflexions d'Alford dans l'émouvant témoignage que lui a rendu, à sa mort en 2003, le sociologue québécois Marc Renaud, alors président du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, et qui a paru dans le Canadian Journal of Sociology Online (mars-avril 2003).
Mais même Huntington fournissait d'intéressants indices de recherche à qui aurait voulu comparer les moeurs politiques entre les provinces ou les cultures au Canada. Bien qu'il date de plus de 40 ans, Political Order in Changing Societies comporte en matière de corruption des distinctions qui pourraient être utiles encore aujourd'hui. On y trouve différents comportements d'ordre moral ou culturel observables suivant les régimes et les époques. La prévalence du phénomène accompagnerait souvent la modernisation rapide de la vie économique et sociale. Une société en changement — dans l'économie comme dans les valeurs — y serait plus vulnérable.
Ainsi, de nouveaux riches ont pu s'acheter des postes d'ambassadeur ou de sénateur, qui seraient allés autrement à des favoris désargentés, rarement plus compétents qu'eux. Des politiciens ont aussi accédé au pouvoir grâce à des électeurs pauvres n'ayant que leurs votes à vendre. Huntington n'avait guère prévu toutefois qu'on peut en pays démocratique acheter des électorats aisés, à la ville comme à la campagne, avec de rondelettes subventions.
De même, observe Huntington, la modernisation des lois peut entraîner des changements qui auront pour conséquence d'avantager les uns et de défavoriser les autres. Les premiers vont profiter en toute légalité de la situation nouvelle, alors que les autres, pour n'avoir pas à choisir entre la misère ou la prison, se résoudront à soudoyer le pouvoir. Qui est le plus corrompu, le pouvoir qui obtient des appuis grâce au favoritisme légalisé, ou bien l'individu sans influence et marginalisé qui achète son immunité?
Un rappel
Au Québec, la plus forte dénonciation de la corruption politique est survenue à la fin du régime Duplessis. Dans la revue Ad Usum Sacerdotum, Gérard Dion et Louis O'Neill, deux prêtres catholiques, avaient décrit et stigmatisé les moeurs électorales du scrutin de 1956. Le Devoir en avait publié le texte le 7 août, une révélation sensationnelle reprise par la presse anglophone dans le reste du pays.
Ainsi, le Citizen d'Ottawa, tout en signalant quelques particularités québécoises, ne manquera pas de signaler des abus dans les autres provinces et au fédéral. L'Ottawa Journal écrit: «N'allons pas nous croire supérieurs.» Et le Toronto Star trouvait que ces tactiques condamnables «existent à un certain degré dans toutes les provinces» et souhaitait qu'on établisse «un plus rigoureux code de moralité publique dans tout le Canada».
Quel journal fera un jour le bilan contemporain de la corruption politique partout au Canada et aura l'intelligence d'en rechercher les conséquences et surtout les causes?
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redaction@ledevoir.com
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Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


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