Le sociologue Jean-Philippe Warren juge que, même s'il ne restait plus rien de 1968 que le seul mythe d'une jeunesse en révolte, ce serait déjà énorme.
Mythe ou réalité, la révolte étudiante québécoise des années 60? C'est la question centrale que Jean-Philippe Warren, sociologue de l'université Concordia, se pose dans un ouvrage, Une douce anarchie. Les années 68 au Québec (Boréal), qui arrive à temps pour les célébrations du 40e anniversaire de cette année «manifestive» (mot-valise des Loco Locass en passe de devenir un cliché).
Combien de fois a-t-on entendu -- et entend-on encore -- des baby-boomers contraster leurs faits d'armes, leurs «grandes mobilisations» avec la «dépolitisation» des jeunes générations? Eux ne sommeillaient pas. Eux contestaient. Tout en s'amusant ferme.
La révolte, en plus, était contagieuse. Les jeunes? Des «mutins de Panurge» (selon la délicieuse expression de Philippe Muray). Et «mondialisés» avant la lettre, par-dessus le marché. 68: en France, bien sûr, mais aussi aux États-Unis, en Allemagne, au Japon, au Mexique. Sans oublier le Québec, insiste Warren. On le sait, on nous le répète: à l'époque, le «peuple jeune», avantagé notamment par la démographie, a tenté de devenir souverain, a voulu réinventer le monde.
D'un mythe à l'autre
Warren, lui, est né en 1970. C'est donc en sociologue et un peu en historien qu'il se penche sur cette période. Avec cette distance qu'affectionnent les intellectuels de la génération X, qui a tenu à remettre en question la chanson de geste de la grande-noirceur-faisant-place-à-la-grande-clarté.
Avec Martin Meunier, Warren avait, il y a six ans, mis en relief les origines religieuses -- plus précisément «personnalistes» -- de la Révolution tranquille dans Sortir de la Grande Noirceur (Septentrion, 2002). Un travail essentiel qui a fait date. Et qui a fortement inspiré d'autres travaux, notamment le récent ouvrage Les Origines catholiques de la Révolution tranquille (Fides, Montréal, 2008) de Michael Gauvreau. D'ailleurs, ce dernier, selon plusieurs, ne rend pas suffisamment justice à Warren et Meunier... mais c'est une autre histoire.
En entrevue au Devoir, en 2002, Jean-Philippe Warren pourfendait le mythe de la Révolution tranquille, célébré à l'époque par moult colloques commémoratifs. «C'était inouï de célébrer ce 40e anniversaire [de la Révolution tranquille] comme ils l'ont fait, à un moment où des défis monstrueux, énormes, attendent la société québécoise. On ne pouvait quand même pas dire: tout va bien dans le meilleur des mondes!»
Le mythe de 68, lui, trouve davantage grâce aux yeux du sociologue. Jugeons-en par les phrases sur lesquelles le livre se clôt: «Il ne resterait plus rien des années 1968 que le mythe d'une jeunesse en révolte que ce serait déjà énorme. Car, replacé dans sa juste perspective, ce mythe peut être inspirant et mobilisateur. De tous les slogans de l'époque, peut-être celui-ci visait-il le plus juste: "Ce n'est qu'un début, continuons le combat."»
Dans son livre, Warren décrit et analyse la montée du mouvement étudiant, ses coups d'éclat (l'occupation des cégeps, McGill français), ses grands personnages, ses propensions violentes, voire totalitaires.
Il nous fait part de plusieurs découvertes sidérantes. Par exemple, que le réflexe de nostalgie pour 1968 s'est instauré presque instantanément. Dès 1972, un auteur parlait d'octobre 68 comme du «bon vieux temps». «Vous n'avez tout de même pas oublié; c'était la fête: les collèges occupés, les journées d'études qui duraient des semaines, 7000 manifestants dans la rue pour saluer l'avènement d'une nouvelle force sociale, le pouvoir étudiant. [...] On frémissait aux paroles du vice-président de l'UGEQ: "Il n'y a plus rien de normal; le normal, c'est ce que nous allons créer maintenant!"»
Warren relativise souvent: «Sur le plan des événements, c'est relativement dérisoire, ce qui s'est passé en 1968», dira-t-il en entrevue. Les foules de manifestants contre la guerre en Irak de février et mars 2003 étaient très nombreuses --quelque 200 000 --, «dont une grande proportion de jeunes», ce qui supplante «très loin les "foules monstres" de 2000 personnes qui, en 1968, scandaient des slogans contre la guerre au Vietnam».
Au fond, dit Warren, «l'année 68, c'est un mythe. La société québécoise ne vibrait pas tout entière au rythme des manifestations. Loin de là. C'est une minorité du Québec qui s'agitait. Mais cette minorité a réussi à créer une utopie qui encore aujourd'hui marque la mesure de ce à quoi une société peut aspirer. Ça n'a pas marché, mais ça reste en nous comme un mythe.»
Dans ce livre, on prend plaisir à croiser des personnages (devenus célèbres) se livrant à plein à la «douce anarchie». Pour plusieurs d'entre eux, le militantisme étudiant et la pratique de la rébellion ont été de «formidables occasions de se former» et d'aspirer par la suite aux plus hautes fonctions. On pense à l'ancien premier ministre Bernard Landry (qui s'affirmera rapidement réformiste), à l'ancien maire Jean Doré, à la députée d'Hochelaga-Maisonneuve et ancienne ministre des... fusions municipales, Louise Harel, omniprésente à l'époque, au chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe -- qui, il y a un an, a songé à prendre la tête du Parti québécois --, qui s'était, en 1969, rallié au PQ à la condition de pouvoir «agir comme groupe autonome à l'intérieur du parti et non pas uniquement servir de centre de main-d'oeuvre». À l'ancien ministre et journaliste Claude Charron aussi, qui était à l'époque (1968-69) vice-président aux affaires internationales de l'Union générale des étudiants du Québec. D'autres ont moins fait parler d'eux par la suite, note Jean-Philipe Warren, comme Réal Valiquette ou Stanley Gray. «D'autres encore se sont perdus dans la drogue, ou dans l'activisme vide et puis dans les communes.»
Ambivalence
Jean-Philippe Warren, malgré son enquête, demeure profondément ambivalent sur 1968. «Habituellement, on en parle sur le ton de la chanson de Beau Dommage sur 67: "j'avais des fleurs dans les cheveux, fallait-tu être niaiseux".» Mais cela occulte l'engouement pour la violence et les solutions violentes, pour la révolution. «On oublie que les discours, les slogans, l'imaginaire étaient souvent violents. Et de manière irresponsable. Je ne peux m'empêcher de croire que cela a mené, préparé ou conduit à l'assassinat de Pierre Laporte, par exemple.»
Quand on lui demande ce qu'il reste de cette époque aujourd'hui, il répond: «tout et rien», comme s'il ne voulait se brouiller avec personne. «Tout» parce que, si l'on va dans un cégep aujourd'hui, fait-il remarquer, on voit que le trio «sex, drugs and rock'n'roll» a triomphé: «partenaires multiples», marijuana, musique underground, etc. Sauf qu'en se généralisant, note-t-il, tout ça a perdu de son caractère subversif. «C'est là où j'ai envie de dire qu'il ne reste rien, puisque 68 a été incapable, à partir de la contre-culture, de fonder un type original de société.» Les institutions -- école, famille, État --, comme les «raisons communes» (Warren est un spécialiste de Fernand Dumont), en ont pris pour leur rhume. Puis, il ajoute une ultime nuance: «En même temps, le Québec d'aujourd'hui est beaucoup plus libre, plus permissif qu'il ne l'était il y a 40 ans. Pour les groupes minorisés et marginalisés, entre autres, grâce à 68, nous vivons une bien meilleure époque.»
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Une douce anarchie. Les années 68 au Québec
Jean-Philippe Warren, Boréal, Montréal, 2008, 314 pages
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