Réponse à Stephen Harper

L’affaire Laskin-Estey ou les dangers de la vérité

L’accès aux documents est essentiel pour le travail des historiens. Le premier ministre devrait le savoir, lui qui lancera cette année un livre sur l’histoire du hockey

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Hockey constitutionnel : Bastien lance et compte !

Dans mon livre La bataille de Londres, j’ai témoigné de ma frustration de n’avoir reçu que des documents censurés lorsque j’ai tenté d’obtenir les archives du Conseil privé. Cette affaire est importante, car les documents britanniques révèlent que Michael Pitfield, l’ancien patron de ce ministère, a été secrètement en contact avec le juge en chef Bora Laskin alors que la Cour suprême entendait le renvoi sur le rapatriement en 1981. Ces révélations et d’autres dans mon livre ont suscité beaucoup de réactions.
Stephen Harper a lui-même réagi le 3 mai dernier : pas question de déclasser les documents relatifs au rapatriement constitutionnel, malgré la demande unanime de l’Assemblée nationale et de celle du Barreau du Québec. Usant de plusieurs subterfuges, le chef du gouvernement fédéral cautionne une opération de censure.

Désinformation grossière
Réfutons le premier argument qu’utilise notre premier ministre. La priorité serait l’économie plutôt que de rouvrir de vieilles chicanes. Cette affirmation relève du sophisme. On demande simplement au gouvernement de déclasser des archives datant de plus de 30 ans, un travail que les archivistes actuellement employés par le gouvernement peuvent faire en deux temps trois mouvements. En quoi cela nuirait-il à l’économie ? Lier ainsi deux sujets sans rapport l’un à l’autre constitue de la désinformation grossière.
L’accès aux documents est pourtant essentiel pour le travail des historiens. Stephen Harper le sait mieux que quiconque, lui qui lancera cette année un livre sur l’histoire du hockey. Celui-là même qui aura eu accès à toutes sortes de documents anciens pour faire sa recherche se cache maintenant derrière ses fonctionnaires pour justifier le fait qu’il empêche d’autres historiens que lui de faire leur travail. Il ne faudrait pas, dit-il, politiser l’accès à l’information et il ne faut donc pas que le politique intervienne dans le travail de l’administration publique dans ce dossier.
Cet argument constitue de la poudre aux yeux. Dans notre système, le Parlement est souverain. Il a voté la Loi sur l’accès à l’information et demeure libre de modifier celle-ci s’il le désire. Les fonctionnaires ne font qu’obéir aux critères que le pouvoir politique a énoncés dans cette législation. Il ne suffirait que de modifier la loi pour permettre à ceux-ci d’agir différemment. Cela serait d’autant bienvenu que le Canada est l’un des pires pays du monde en matière d’accès à l’information, se classant derrière l’Angola, le Niger et la Colombie, selon le Centre pour la loi et la démocratie d’Halifax et Access Info, un organisme basé à Madrid.
Le Parti libéral du Canada, par la voix de Stéphane Dion, entonne exactement le même refrain que le gouvernement. Le père de la loi sur la clarté dit vouloir laisser travailler les fonctionnaires. Jamais à court de contradiction, il affirme aussi que toute cette question doit être confiée aux historiens, alors même que son parti se fait le complice d’une manoeuvre visant à les empêcher de faire leur travail.

La bonne et la mauvaise histoire
Tout en disant une chose et en faisant le contraire, Stéphane Dion édicte les critères qui doivent guider les historiens dans leur travail. Il accuse en effet le NPD d’être triplement irresponsable. Pourquoi ? Parce que celui-ci a demandé que la Cour suprême et le gouvernement fédéral déclassent les documents qui pourraient éclairer les historiens dans cette affaire. Selon M. Dion, un tel geste ternira la réputation de la Cour suprême, de la Charte des droits et, ultimement, du Canada. Cela signifie qu’il y a donc des sujets tabous dont les historiens ne doivent pas parler, surtout si on apprend qu’un principe démocratique fondamental comme la séparation des pouvoirs a été violé.
En cela, le Parti libéral de Justin Trudeau fait cause commune avec le gouvernement Harper dans une tentative de museler les historiens. Comment interpréter autrement l’idée récente d’un comité des communes contrôlé par les conservateurs d’examiner l’enseignement de l’histoire au pays ? Ceux-ci trouvent qu’on ne parle pas assez d’histoire militaire et, croyez-le ou non, qu’on ne traite pas assez d’histoire constitutionnelle ! Nullement gêné par la situation complètement contradictoire dans laquelle les conservateurs se trouvent, le comité tente de nous imposer sa vision des choses.
Ce nouveau développement est extrêmement préoccupant. Il pourra signifier à terme que le gouvernement encourage de parler de la bataille de Vimy, mais pas de la crise de la conscription. On pourra ainsi avoir accès aux documents sur le hockey et sur les victoires militaires canadiennes. Il sera probablement possible d’étudier John A. Macdonald et la création de la confédération. Par contre, le gouvernement empêchera peut-être les chercheurs de consulter les archives touchant la violation des droits constitutionnels des Franco-Manitobains au XIXe siècle ou encore celles du rapatriement de 1982, comme il le fait en ce moment.
Cette affaire est tellement préoccupante que la Fédération professionnelle des journalistes du Québec s’est ouvertement inquiétée de cette situation. Son président Brian Myles a qualifié la situation actuelle de « petite noirceur ». Pendant ce temps, la plupart des historiens restent silencieux, eux qui sont pourtant si prompts à dénoncer la Grande Noirceur qui existait à l’époque de Duplessis. Rares sont ceux qui ont dénoncé l’attitude actuelle du gouvernement fédéral, qui remet complètement en question la pratique de notre métier.
En 1980-1981, au moins deux des neuf juges de la Cour suprême ont violé la règle fondamentale de la séparation des pouvoirs. Cette affaire touche le coeur de notre vie démocratique et de nos institutions. Devant ce scandale, la seule réaction du premier ministre est de s’assurer que les Canadiens ne puissent en apprendre davantage sur cette histoire, comme s’il était dangereux que les citoyens sachent la vérité.

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Frédéric Bastien167 articles

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Titulaire d'un doctorat en relations internationales de l'Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, Frédéric Bastien se spécialise dans l'histoire et la politique internationale. Chargé de cours au département d'histoire de l'Université du Québec à Montréal, il est l'auteur de Relations particulières, la France face au Québec après de Gaulle et collabore avec plusieurs médias tels que l'Agence France Presse, L'actualité, Le Devoir et La Presse à titre de journaliste. Depuis 2004, il poursuit aussi des recherches sur le développement des relations internationales de la Ville de Montréal en plus d'être chercheur affilié à la Chaire Hector-Fabre en histoire du Québec.





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