L’adresse de l’Homme

Réflexions sur la toponymie et son rapport avec l’Histoire

Tribune libre - 2007

« C’est la toponymie, ordonnée comme une litanie, ce sont les enchaînements
sonores auxquels procède à partir d’elle la mémoire, qui dessinent sans
doute le plus expressivement sur notre écran intérieur l’idée que nous nous
faisons, loin d’elle, d’une ville »

Julien Gracq, La forme d’ une ville
***
Nous l’oublions souvent, mais nous habitons ensemble un hameau, un village
ou une ville qui porte un nom. Tout sur la Terre, à commencer par la Terre
elle-même, porte un nom, son nom. Or pourquoi notre ville porte-t-elle ce nom
et non pas un autre ? Que signifie-t-il au juste et comment notre ville le
« porte-t-elle » ? Ce texte veut attirer l’attention sur l’importance qu’il
y a à nommer les lieux. Il s’intéressera à l’importance, pour la mémoire,
des noms donnés aux lieux, aux entitiés géographiques, naturelles,
artificielles et administratives. Il veut comprendre la signification que
l’ « adresse » joue pour la compréhension que l’Homme a de lui-même.
Attribution du nom, caractère et mémoire
Le nom donné et reçu a toujours une signification concrète portant en
lui-même une signification. On donne un nom pour identifier singulièrement
la chose. Cette identification doit résister au temps. Comme chacun sait,
non seulement on reçoit tous un nom à la naissance, mais on a l’insigne
tâche de le porter toute sa vie. C’est ainsi que, désignant une
singularité, le nom que l’on reçoit ne saurait être banal, accidentel ou
insignifiant.
Au contraire, le nom donné et reçu porte le caractère de ce qui est
explicitement nommé. Si on réfléchit sur cette règle générale présidant à
l’attribution des noms, l’on réalise que le nom renvoie toujours à un
temps, à un lieu, à une mémoire et à une histoire. Certes, le nom donné
doit s’imposer et devenir usuel, c’est-à-dire passer dans les mœurs des
personnes. La plus grande erreur, ici, est de donner un nom sans
signification ou de changer un nom sans raison, ce qui embrouille le
caractère de la chose qui portait ce nom. Concernant les lieux, les noms
peuvent changer, surtout si le lieu change de vocation ou de signification.
Changement de nom : pouvoir et oubli de l’Histoire
Ici, il convient de faire un pas de plus et de préciser l’idée suivant
laquelle les noms de lieux peuvent changer. Si le nom est octroyé par celui
qui possède le pouvoir de nommer, celui qui possède le pouvoir marquera les
lieux suivant ses intérêts. Dit autrement, le nom vient d’un pouvoir visant
à sauvegarder la puissance de celui-ci. Nous n’avons qu’à penser au nom «
Alexandrie » donné à un ville par le roi Alexandre pour marquer un lieu de
sa domination. Autre exemple : pensons au changement de noms opéré selon
les changements de régimes politiques, communistes ou autres. Le nom du
monument est, exactement dans le même sens, la marque ou la volonté de
laisser une trace pour les descendants. Par la force, le nom attribué
contribue à faire l’Histoire.
Or, traditionnellement, le nom est donné, au sens du terme toponymie, en
fonction de la représentation du « lieu » pour l’instance qui nomme. La «
rue du fort » ou la « rue du canal » porte ce nom en fonction d’un fort ou
d’un canal. Ici, le fort et le canal sont des construction historiques. Le
nom vise à signifier ou à rappeler l’existence des constructions de
l’homme. Dans ces cas particuliers, si l’on décide de changer le nom pour
un nom plus poétique ou fictif, l’on court le risque d’oublier la
signification historique du lieu. Une bonne toponymie visera à sauvegarder
la mémoire.
Sur notre politique toponymique
Il convient de préciser ici quelques critères généraux faisant partie de
notre politique de toponymie. On donnera d’abord des noms de lieux en
respectant l’usage courant afin de donner une âme à ce que l’on nomme. On
devra aussi nommer l’élément générique en français, tout en respectant les
autres langues. Concernant les sources d’inspiration, le document officiel
de la Commission de toponymie du Québec (CTQ) recommande de tenir compte
des ressources historiques et folkloriques, de la géographie naturelle, des
régionalismes, des noms autochtones et de valoriser les désignations
commémoratives. On ne recommandera assurément pas les désignations banales,
grossières ou celles qui suscitent la dissension ou la controverse. On
évitera enfin les réclames publicitaires et les noms ayant pour suffixe
–ville, car ils n’ajoutent rien de plus aux lieux nommés. La CTQ assurera
une politique de normalisation et veillera, par une politique linguistique
en accord avec la Charte de la langue française, à valoriser les noms
français.
Trois critères toponymiques à la mode…
Si nous comprenons la politique toponymique officielle du Québec, prenons
un instant pour identifier certains facteurs qui y échappent et qui
modèlent les noms attribués aux lieux, que ce soit une rue, un boulevard,
une école, un hôpital, un centre sportif, un aéroport ou une ville. Dans le
moment, trois critères toponymiques fort à la mode au Québec nous
intéressent en particulier : les modes de la mort récente, de la pédagogie
et de l’argent.
Curieusement, la mode d’une mort récente sert chez nous à attribuer des
noms. Si un personnage qui a marqué une petite ou grande collectivité
meurt, il est possible, sous l’effet de la mode du personnage, donc sans
recul historique, que l’on attribue immédiatement son nom à une
bibliothèque de Collège, une avenue ou un aéroport. Si la politique
officielle recommande d’attendre une année avec ces noms, les petites
instances ont hâte de donner des noms de personnes décédées. C’est ainsi
que dans ces cas, le pouvoir en place agit rapidement et tient à préserver
tout de suite quelque chose pour la collectivité. Le problème majeur de
cette attribution sectorielle, rapide et circonstancielle, c’est qu’elle
repose sur l’impulsivité et ne mesure par le nom dans le rapport à
l’histoire. On pensera notamment ici à la confusion récente concernant le
nouveau nom à donner à l’Avenue du Parc, un nom usuel aimé des Montréalais
qui s’appuyait sur le rapport au lieu.
Plus intéressant encore comme phénomène au Québec, la mode peut laisser
place à l’influence de la pédagogie. En effet, assez souvent, une mode
pédagogique sert à désigner les institutions, surtout des garderies, des
écoles, des commissions scolaires, des CLSC, etc. Cette pédagogie
contemporaine, qui s’est construite sur la négation de la souffrance, de la
discipline et de l’Histoire, valorise les noms poétiques de lieux
éducatifs. C’est ainsi que de nombreuses écoles, garderies et autres
institutions perdent leurs noms d’origine ou leurs noms historiques au
profit de noms plus esthétiques et surtout moins signifiants. Le danger de
cette nouvelle mode est toujours le même : supprimer le travail du temps et
de l’histoire sur la mémoire des citoyens. Pourtant la politique officielle
n’encourage pas de nommer, par exemple, une garderie la Garderie « Les
rayons de soleil » ou une commission scolaire, la « Commission scolaire des
samares »… Ce genre de noms, loin de développer le sens historique, le
détourne.
Plus important et dangereux comme phénomène toponymique est la puissance
de l’argent qui achète des noms historiques et les transforme au gré du
moment. Le pouvoir financier aime bien, en effet, modifier des noms
historiques par des noms de marques ou des noms de compagnies privées. De
plus en plus souvent, selon la grande mode des commandites privées, les
compagnies parviennent à acheter des noms de lieux publics, ce qui peut
poser des problèmes assez épineux pour la vie civique et démocratique. Ici,
contre la politique officielle de la Commission de toponymie, on assiste à
des désignations commanditées ou achetées par des compagnies. On pensera
entre autres aux arénas ou aux centres sportifs qui perdent leur nom historique
afin de porter un nom de compagnie, ou à des universités qui achètent le
nom de station de métro. On le voit sans peine : il est possible d’acheter
des noms de lieux qui appartiennent à l’histoire et à toute une
collectivité.
Quelle adresse culturelle voulons-nous laisser à nos enfants ?
Cela dit, nous devons réfléchir sur les liens étroits entre la topologie
et l’histoire parce que le nom désigne immédiatement le lieu qui servira
aux enfants de ceux qui ont donné le nom. Le nom de la rue demeure
l’adresse de l’homme sur la terre et, qu’on le veuille ou non, ce nom
importe pour lui. Nous nous rappelons de nos adresses et de nos numéros de
téléphone par cœur parce qu’ils indiquent avec précision notre lieu de
résidence, c’est-à-dire ce qui a un sens pour nous. Celui qui n’a pas
d’adresse n’habite pas et celui qui n’est pas capable de nommer le lieu
n’habitera pas ce lieu. Celui qui oublie son adresse sur Terre est malade
et risque d’être nommé par les autres, ceux qui prendront le pouvoir de
nommer et de disposer du lieu.
Au Québec, nos villages ont presque tous des noms religieux, ce qui
illustre nos soucis de jadis. Nombreuses sont nos villes qui gardent encore
leur caractère anglophone malgré une population francophone. Or, les noms
doivent identifier nos intérêts. En Allemagne, à Berlin, on voit souvent
des rues porter des noms d’écrivains, de philosophes, d’artistes et
d’architectes. La Kantstraße, le Café Hegel, le Schiller Theater, voilà qui
donne une idée de ce importe pour ceux qui nomment. Cela signifie que ce
pays s’identifie à ceux qui ont favorisé son rayonnement culturel. Au
Québec, nous avons de la difficulté à reconnaître d’autre apport à la
société que ceux des politiciens et des hommes d’affaires. Pourquoi
sommes-nous si peu fiers du travail de nos poètes, de nos écrivains, de nos
artistes en général et de nos grands philosophes, trop souvent expatriés,
pour donner leurs noms à nos lieux de mémoire les plus précieux ?
Patrimoine collectif et « survivance toponymique »
Si notre politique de toponymie rappelle l’importance des lieux et du
folklore, c’est qu’elle reconnaît l’importance des noms pour l’avenir des
hommes. La CTQ reconnaît en effet que « la langue française doit permettre
au peuple québécois, écrit-elle dans sa politique linguistique, d’exprimer
son identité dans un climat de justice et d’ouverture à l’égard de tous les
groupes ethniques dont l’apport est précieux au développement du Québec ».
Et comme si ce n’était pas assez, la CTQ ajoute ceci : « Les
particularismes du français québécois doivent conserver leur rôle
significatif dans ce champ privilégié du patrimoine collectif ». Ici, la
CTQ rejoint sans le savoir le propos de l’écrivain Julien Gracq qui, dans
La forme d’une ville, plaide pour la « survivance toponymique », car,
contre la manie bien contemporaine de baptiser et de débaptiser avec des
noms insignifiants, il faut tisser les liens de la mémoire par les noms.
Mais Gracq, sensible aux effets du temps sur la forme de la ville, rappelle
qu’une ville peut aussi changer de nom.
Nommer, c’est reconnaître un lieu. La « terra incognita » attend celui qui
la désignera et en fera son objet, une possession qui peut être appelée à
changer. Voilà pourquoi celui qui retient les noms et les adresses voudra
que l’on porte une plus grande attention aux noms de lieux, lesquels sont
légués au patrimoine. En ce sens, les noms que nous donnons parlent de
nous-mêmes, de nos préoccupations et de nos intérêts, mais surtout de notre
pouvoir sur une réalité qui nous échappe toujours un peu. Si nous changeons
les noms des lieux, ce n’est jamais la réalité qui change mais la
signification de ces lieux pour nous. Si une rue peut changer de nom en une
nuit, un boulevard et un aéroport aussi, de même que les villes, toutes les
villes...
À l’heure où le déficit démographique se fait de plus en plus menaçant et
que le français recule partout au Québec, il convient de rappeler le risque
propre à tout travail toponymique, risque qui dit que ce qui est nommé
peut, sous l’effet du temps, changer de nom et de signification. La
toponymie peut faire passer à l’histoire de grands noms, elle peut aussi,
en changeant des noms, contribuer à masquer les noms qui pourraient faire
l’histoire…
Dominic DESROCHES

Département de philosophie / Collège Ahuntsic


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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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