Hier soir, comme à peu près tout le monde, j’écoutais le débat des chefs à la télé. À un moment, je suis tombée dans la lune en regardant parler Justin Trudeau. Une lune qui m’a ramené à mes souvenirs de la campagne électorale de 2015, durant laquelle j’ai vécu une expérience pour le moins très étrange. Permettez que je vous la raconte.
Bien que je ne vienne pas d’une famille particulièrement politisée, personne chez moi n’a jamais eu d’accointances avec le Parti libéral, que ce soit au fédéral ou au provincial. Même pas un peu, pas même des fois, jamais. Le cœur de ma famille a toujours été d’un beau bleu tranquille.
Toujours est-il qu’en 2015, au tout début de la campagne, je me suis mise à rêver de Justin Trudeau. Des rêves loufoques, sans queue ni tête, mais pourtant d’une clarté saisissante. Ces derniers, qui ne relevaient absolument pas d’une soudaine attirance physique pour le futur Canadian boyfriend, m’assaillaient littéralement une nuit sur deux. Je me sentais harcelée jusque qu’au cœur des mes nuits, en plus de l’être le jour, à l’instar de tous. Au début, je m'expliquais la récurrence de mes rêves comme étant le résultat de l'incessante sollicitation publicitaire qui avait cours, car peu importe où j’allais, il y avait toujours le visage ou la voix de Justin Trudeau quelque part, pour me dire de voter pour lui. Je me disais que c’était ni plus ni moins que la manière qu’avait mon subconscient de gérer tout ce carnaval médiatique.
Mais voilà, un beau matin, je me suis levée avec un drôle de désir au ventre. Un désir impensable et furieusement inconfortable. Un désir qui m’a troublé jusqu'à m'en choquer. Un matin, donc, je me suis levée avec l’envie de voir Justin Trudeau gagner ses élections. Je ne comprenais pas par quel maléfice une telle chose se pouvait chez moi. Si j’avais pu, je me serais donné une immense claque en arrière de la tête. Ce désir, de plus en plus franc à mesure que la date des élections approchait, à mes yeux, me rendait traîtresse à mes convictions les plus profondes. Pourtant, je devais bien me l’admettre : quelque chose en moi désirait que Justin Trudeau devienne le prochain premier ministre du Canada.
Je me souviens du sentiment que j’ai éprouvé lorsque sa victoire a été annoncée. Une sorte de satisfaction déçue, un sentiment impossible au paradoxe aliénant, car je savais que cette journée en était une bien sombre pour le cœur de tout souverainiste. Pourtant, j’étais satisfaite. Face à moi-même, je ne pouvais pas m’en cacher.
Maintenant, j’avais le choix de m’en vouloir ou de réfléchir plus loin pour comprendre pourquoi ce désir s’était emparé de moi. Il me semblait qu'on ne pouvait pas aimer le Québec aussi profondément que je l'aime et se réjouir de la continuité d'une dynastie qui le méprise de père en fils. C’est là que je me suis lancé l’hypothèse à savoir que peut-être que ce que j’avais éprouvé n’était, en fin de compte, qu’une manifestation sauvage de mes très jeunes instincts politiques, qui me disaient que si je ne pouvais pas encore soupçonner la bonne raison derrière son élection, qu’il y en avait bel et bien une, et qu’il me faudrait faire preuve de patience pour la découvrir. Cette lueur logique, je l’ai gardé précieusement en moi, le temps que l’histoire s’écrive pour la vérifier.
Hier soir, perdu dans mes pensées, toujours à regarder Justin Trudeau parler, je sentais une ombre de sourire danser sur ma bouche. Ce que je ne comprenais pas en 2015 m'apparaissait maintenant d'une limpidité. Après ces quatre années dirons-nous hautes en couleur, je ne pouvais m’empêcher de constater comment chaque frasque et chaque insulte commises ou perpétrées par Justin Trudeau à l’égard du Québec et des Québécois se sont fait le ciseau qui aura servi, plus efficacement que toute autre chose, à tailler l'évidence toute notre différence nationale.
Pour moi qui suis née et qui n’ai jamais connu autre chose que le Québec léthargique et américanisé qui a suivi 1995, je remarque que les années de Trudeau fils auront été l’élément déclencheur, aussi surprenant qu'inattendu, que nous n’espérions plus pour tranquillement reprendre conscience de qui nous sommes vraiment et, surtout, de tout ce qui nous distingue.
Car chaque costume aura su mettre en lumière combien nous détestons les faux-semblants, la poudre aux yeux et le manque d’intégrité.
Puisque chaque assaut de désinformation sur nous et notre histoire aura mis en relief une fierté nouvelle de ne pas correspondre au portrait officiel que l’on dresse du Québec et des Québécois, et que nous avons accepté trop longtemps sans questionner.
Et, enfin, parce que chaque larme versée devant les caméras aura surtout mis en exergue combien nous sommes fondamentalement allergiques à ceux qui s’excusent d’une main pour mieux continuer de sévir de l’autre.
À vrai dire, c’est une bien étrange reconnaissance que j’ai envers Justin Trudeau, oui, bien étrange. Mon sentiment n’est pas mesquin, ironique ou moqueur. Je lui suis sincèrement reconnaissante d’avoir ouvert, bien malgré lui, la porte au printemps de la nation québécoise. Je lui suis réellement reconnaissante d’avoir aidé à définir, en incarnant si brillamment son contraire absolu, le peuple que nous sommes réellement, car sa politique nous aura, entre bien d'autres choses, donné le courage et l'ardeur de chausser les précieuses bottines de la loi 21 et de ne plus baisser la tête.
Et vous voulez que je vous dise? Qu’importent les résultats dans dix jours, j’ai confiance. Confiance en nous, en ceux qui, au Québec, se proposent de nous représenter et de défendre nos intérêts et nos valeurs à Ottawa et, surtout, j’ai confiance en demain, parce que je remarque combien nous avons changé depuis que Justin Trudeau s'est retrouvé à la tête du Canada. Comme notre voix n’est plus le triste murmure lointain d’une langue qui se meurt et comme notre identité ne se réduit plus à une tare ou à une croix à porter. Et bien qu’il est plus qu’évident que c’était là tout sauf son intention, héritage familial exige, je crois que c'est la plus belle réalisation de Justin Trudeau. Son œuvre improbable. Celle de nous avoir redonné confiance en l'existence et en la pleine légitimité de la nation québécoise.