CARTIER-ROBERVAL: ce livre qu'on ne doit pas laisser brûler

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On cherche à faire disparaître le territoire québécois


À l’école, même si on nous a bien mentionné le nom de Jacques Cartier, arrivé ici en 1534, pour la plupart d’entre nous, l’histoire de la Nouvelle-France ne commence qu’en 1608, avec la fondation de Québec. Pourtant, cette dernière avait débuté près de 70 ans plus tôt sur le promontoire du Cap-Rouge, à Québec. Un site désormais connu sous le nom de Cartier-Roberval et qui fut la toute première colonie, fondée en 1541, par Jacques Cartier et Jean-François de Larocque de Roberval.   


  


Aujourd’hui, pris entre les ambitions politiques des uns et l’urgence de sa préservation et de son étude, trois archéologues de Québec, messieurs Richard Fiset, Gilles Samson et Carl Lavoie, sonnent une ultime alarme pour sauver le site. Je les ai rencontrés.


  


  


Mise en contexte : au jour 1 de l’Amérique française


  


  


L’implantation de cette première colonie, qui s’appellera d’abord Charlesbourg-Royal, puis France-Roy, s’inscrit dans une période trouble dans les vieux pays, que l’on connaît sous le nom des guerres d’Italie (1494-1559). Qui plus est, c’est sous l’élan d’une France secouée par la Réforme protestante, qui court, sans le savoir, vers ses terribles guerres de Religion, que l’entreprise est lancée.   


  


  


Nous sommes à l’aube de la Renaissance et au début des Grandes Découvertes qui exploreront bien au-delà des limites des cartes. La colonie est donc le témoin direct, à un océan près, de ce monde, qui sera déjà bien différent quand Champlain viendra fonder Québec, en 1608.   


  



Croquis imaginaire de Cartier-Roberval (il n'existe pas encore de représentation à l'échelle basée sur les données archéologiques)

Croquis imaginaire de Cartier-Roberval (il n'existe pas encore de représentation à l'échelle basée sur les données archéologiques)





Les bâtiments de la colonie Cartier-Roberval étaient étonnamment plus grands que l’habitation qu’allait construire Champlain. Rappelons que ce dernier était venu ici dans le but de créer des comptoirs de traite de fourrures, contrairement à Jacques Cartier, qui lui, avait véritablement pour mandat royal de fonder une colonie.   


  


« C’est une période que nous ne connaissons pas beaucoup et, contrairement aux vestiges laissés par les XVIIe et XVIIIe siècles, beaucoup plus nombreux et diversifiés, le site de Cartier-Roberval est le seul, sur tout le continent, qui peut témoigner du XVIe siècle et du début de la présence française, en Amérique », que m’explique monsieur Samson.  


  


Ainsi, le site promet de nous révéler les débuts inédits de l’histoire des tout premiers colons, de leurs réalités et de leur quotidien, comme aucun autre site ne pourra jamais prétendre le faire.   


  


Toutefois, l’un des aspects sur lequel Cartier-Roberval est le plus susceptible de nous en apprendre, là où les journaux de voyage manquent ou sont incomplets, est celui des relations entre les gens des Premières Nations d’alors et ces premiers colons.  


  



Rencontre entre Jacques Cartier et Donnacona

Wikipédia

Rencontre entre Jacques Cartier et Donnacona




  


On sait que, sous Jacques Cartier, elles se sont rapidement détériorées, notamment à la suite de l’enlèvement, entre autres, des fils de Donnacona, chef de Stadaconé (Québec), de l’implantation de l’immense croix qui annonçait les prétentions de la France sur le territoire et de plusieurs autres actions qui n’auront pas manqué d’envenimer les choses.  


  


On sait également qu’une attaque fut perpétrée contre les Français en 1542, allant jusqu’à forcer Cartier à fuir, mais on constate également qu’à l’arrivée du sieur de Roberval, la même année, les relations ont changé du jour au lendemain, pour devenir plus harmonieuses et axées sur l’entraide et les échanges essentiels à la survie sur le territoire.   


  



Jean-François de la Rocque de Roberval

Wikipédia

Jean-François de la Rocque de Roberval




  


Maintenant, comment cela s’est-il pu et de quelle manière ces relations se sont-elles traduites concrètement dans le quotidien et les usages? Le mystère repose toujours dans les entrailles de Cartier-Roberval et notre époque, plus que tout autre, aurait grandement besoin d’en lever le voile.   


  



Céramique amérindienne retrouvée sur le site

Céramique amérindienne retrouvée sur le site




  


  


  


Enfin, les guerres d’Italie mentionnées précédemment finiront par avoir raison de la jeune colonie que l’on ne pouvait plus financer adéquatement. Ainsi, selon la tradition martiale de l’époque, elle fut probablement incendiée en 1543, afin de ne pas être laissée aux mains des Espagnols ou des Anglais.  


  


Si, bilan fait, l’histoire considère l’équipée de Cap-Rouge comme un échec, puisque la colonie n’aura subsisté qu’un grand total de deux ans, malgré le fait que l’aventure aura réussi à justifier la France vis-à-vis des autres nations européennes dans sa possession du territoire en Amérique du Nord, c’est néanmoins le premier jalon français en Amérique. C’est ce qui marque le début de l’histoire. C’est la genèse, le Big Bang qui, ultimement, débouche sur nous. De là toute son importance.  


  


  


La colonie retrouvée


  


  


On a donc perdu la trace de l’habitation de Cartier et de Roberval pendant plus de 400 ans, malgré le fait qu’elle était activement recherchée depuis une cinquantaine d’années, au moment de sa découverte, en 2005, au hasard d’une fouille d’inventaire sur le promontoire du Cap-Rouge.   


  



CARTIER-ROBERVAL: ce livre qu'on ne doit pas laisser brûler

Richard Fiset





Découverte que l’on a, par ailleurs, gardé secrète jusqu’à ce que le site soit formellement identifié, un mois plus tard, par monsieur Samson lui-même, qui travaillait alors pour le ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine.  


  


Évidemment, une trouvaille archéologique d’une telle importance allait nécessiter des moyens financiers considérables afin de mener à bien les fouilles. C’est ainsi qu’une évaluation du site par une équipe d’archéologues fut commandée, en juillet 2006, afin de valider la découverte et fournir plus amples preuves et authentifications pour justifier et protéger les 7.7 millions de dollars, alors débloqués par le gouvernement libéral de l’époque. L’ancien ministre de l’Emploi et de la Solidarité sociale, et le responsable de la Capitale-Nationale, Sam Hamad, était très favorable à l’entreprise.  


  



CARTIER-ROBERVAL: ce livre qu'on ne doit pas laisser brûler

Richard Fiset




  


2007 et 2008 auront été les années de fouilles les plus importantes et c’est près de 6000 artéfacts qui ont été mis à jour. Ainsi, ces nouvelles données archéologiques ont pu commencer à faire parler le site en lieu et place de ce qui n’était plus là pour le faire, depuis très longtemps  


  


  


Les dents de la terre


  


  


Une des particularités du site est qu’il se trouve sur un terreau très acide qui menace, entre autres, de corrosion tout artéfact fait de métal. Étant donné que c’est le cas d’environ 50 % de tout ce qui a été retrouvé jusqu’ici, les experts estiment qu’il en ira d’un pourcentage similaire, voire identique, pour tout ce qui reste encore à découvrir.   


  


D’ailleurs, sur le 20 % du site qui a pu être fouillé, une part inquiétante et surtout non négligeable des éléments métalliques retrouvés étaient en très piteux état, littéralement à moins une du retour à la poussière. Et c’est sans parler des ravages causés par la faune et la flore.   


  


C’est là le cœur de toute l’urgence : nous ne pouvons pas remettre ces fouilles à plus tard ou nous dire que d’autres, après nous, s’en chargeront, car la terre de Cap-Rouge est en train de ronger ce qui reste de Cartier-Roberval en ce moment même.  


  



Bague de métal cuivreux

Richard Fiset

Bague de métal cuivreux




  


  


Politiques versus truelles   


  


  


À la fin de 2008, le chantier a été fermé pour une durée que l’on prévoyait de cinq ans, afin de permettre les discussions adéquates à la bonne reprise des travaux. Les sondages (les trous) ont donc été fermés avec de grandes feuilles de contreplaqué, afin de les préserver.   


  


En 2010, la Commission de la Capitale-Nationale du Québec (CCNQ) a décidé de consolider la falaise bordant le site, sans toutefois faire de fouilles, alors qu’on se doutait pertinemment qu’il y avait des vestiges importants, notamment les traces des anciennes fortifications de la colonie. In extremis, les archéologues, après de longues concertations avec la CCNQ, ont obtenu le droit de faire des fouilles de sauvetage qui ont duré trois mois.  


  


Mais la politique étant pétrie de revirements inattendus, après le départ du ministre Hamad, en 2016, celui qui l’a remplacé n’a pas repris le flambeau et l’argent qui avait été débloqué pour le site et la poursuite de son étude a été perdu.   


  


À la suite de l’avènement du gouvernement Legault, le dossier Cartier-Roberval a échoué sur le bureau de la nouvelle vice-première ministre du Québec, la ministre de la Sécurité publique et la grande responsable de la Capitale-Nationale, Geneviève Guilbault.   


  


  


Mise en valeur... mais de quoi?  


  


  


Sur le site de la CCNQ, nous apprenons que Cartier-Roberval, fermé jusqu’en 2022, se verra bientôt aménager « d’une passerelle d’observation comprenant un espace d’interprétation, ainsi qu’un belvédère offrant une vue à 360 degrés sur le site archéologique, le fleuve et l’anse du Cap-Rouge ».   


  



Projet d'aménagement et de

Sources: le site de la Commission de la Capitale-Nationale du Québec

Projet d'aménagement et de "mise en valeur" de Cartier-Roberval





On y découvre aussi qu’une « exposition d’envergure au Musée de la civilisation [qui] permettra au public de découvrir la vie des premiers colons français outre-Atlantique, 70 ans avant la fondation de Québec ». En somme, on dit qu’il s’agit d’un projet de mise en valeur financé à plus de 8,4 millions de dollars   


  


En archéologie, lorsqu’on parle de « mise en valeur », on sous-entend de rendre au public les connaissances acquises par les fouilles, que ce soit, par exemple, en donnant l’accès au site nettoyé et adapté à la visite touristique, ou en mettant sur pied une reconstitution, tout près, pour ne pas risquer d’endommager les structures et les vestiges d’origine, tel qu’ils l’ont fait à l’Anse aux Meadows (site viking à Terre-Neuve).   


  


C’est ce que la CCNQ prétend vouloir faire aujourd’hui, avec Cartier-Roberval. Sauf que la première condition à remplir avant de procéder à une mise en valeur d'un site archéologique... c’est d’en avoir terminé les fouilles, ce qui est très loin d’être le cas, pour y aller d’un euphémisme.  


  



Projet d'aménagement et de

Sources: le site de la Commission de la Capitale-Nationale du Québec

Projet d'aménagement et de "mise en valeur" de Cartier-Roberval





 « Par exemple, à l’Anse aux Meadows, les archéologues ont fouillé environ douze ans avant de procéder à la mise en valeur du site. Même chose pour Jamestown (Virginie) où ils ont inauguré le site en 2007, pour leur 400e anniversaire (un an avant le nôtre), après des fouilles qui duraient depuis 1995 », me raconte M. Fiset.  


  


Dans le cas qui nous occupe, non seulement le site n’a-t-il été fouillé qu’à 20 %, mais les infrastructures projetées par la CCNQ altéreraient fatalement le sol et l’environnement, lui barrant ainsi l’accès au patrimoine de l’UNESCO, qui les exige préservés. De plus, les nouvelles installations condamneraient l’ensemble du site à la destruction et à l’oubli sur le moyen terme, car plus aucune fouille ne serait envisageable sans préalablement démolir ce que la CCNQ projette d'y construire.   


  


Maintenant, quel est le point d’une telle entreprise, qui semble résolument passer outre sa mission première, qui est celle de d’abord protéger le site? Pourquoi utilise-t-on le terme rigoureusement archéologique de « mise en valeur », si c’est pour faire fi de l’archéologie elle-même? Il y a un non-sens ici qui mérite des explications claires.  


  



CARTIER-ROBERVAL: ce livre qu'on ne doit pas laisser brûler

Richard Fiset




  


En 2018, madame Guilbault tournait une vidéo devant l’entrée du site où elle déplorait l’inaction du gouvernement libéral, qui avait abandonné Cartier-Roberval à son sort pendant dix ans. Où elle affirmait la ferme volonté de son gouvernement de développer et de mettre en valeur le territoire québécois. Surtout, elle ne lésinait pas sur la préciosité archéologique du site. C’est à se demander ce qui, à peine un an plus tard, a pu justifier un tel revirement.   


  


Évidemment, les experts se sont insurgés. Ils ont parlé, ils ont exposé les réalités, les dangers et surtout les failles du projet. Ils ont proposé des solutions, des alternatives, mais les appels sont restés sans réponses et les courriels à saveur politiquement correcte ou évasive n’en ont pas apporté davantage.   


  


En outre, ce qui a définitivement fait comprendre aux archéologues, et spécialement à monsieur Fiset, que la partie venait de changer, allant de fait contre les intérêts les plus élémentaires du site Cartier-Roberval, fut d’apprendre qu’ils avaient été littéralement tassés du projet. Ni leurs avis, ni leurs expertises et encore moins leur gigantesque mémoire de recherche de 500 pages n’étaient plus pris en compte.   


  


Encore aujourd’hui, s’ils se doutent bien que leurs avis contraires aux ambitions de la CCNQ avaient l’heur de déranger, ils ne peuvent, au mieux, que spéculer sur ce qui motive cette dernière et la ministre Guilbault à s’entêter dans cette voie destructrice, malgré l’avis et les alarmes des experts.   


  


« Les archéologues, on n’est pas “politiques”, de renchérir monsieur Samson. Nous autres, on pense au patrimoine qui concerne toute la collectivité. On veille aux intérêts de la population ».    


  


S’ils sont conscients de risquer de s’attirer les foudres de la CCNQ en prenant publiquement la parole sur cet enjeu, ce dernier est trop précieux, disent-ils, pour se taire et laisser aller. « Cartier-Roberval est extrêmement important, tant sur le plan local, national, qu’international », me confirme monsieur Lavoie. « Si nous perdons ce site-là... si nous perdons ses informations, c’est comme si on brûlait un livre rare », termine monsieur Fiset.   


  


  


Pour [enfin] sortir du folklore  


  


  


Lorsqu’on réfère au nationalisme, au Québec, on parle de laïcité et de langue française, puisque c’est le moteur de tout ce qui nous distingue sur le continent. Maintenant, je me dis que c’est une chose que d’être fiers, mais encore faut-il savoir et surtout comprendre pourquoi. Autrement, nos certitudes ne se basent que sur du folklore. En 2019, l’heure est venue d’en sortir.  


  


Cette semaine, nous apprenions que la demeure Pasquier de Neufchâtel, rare vestige à nous être parvenu depuis l’époque de la Nouvelle-France, allait être rasée. Après l’église Saint-Cœur-de-Marie, à Québec, plus tôt cet été, et la maison du patriote Boileau, à Chambly, l’hiver dernier, sans compter la villa Livernois qui est partie en fumée la semaine dernière et de combien d'autres, voilà que c’est au tour de Cartier-Roberval de se tenir au bord du précipice.   


  


Or, contrairement à tous les autres édifices, structures et monuments détruits en catimini ou dans cet empressement qui a l’art de maintenir l’ignorance et l’impuissance populaire face à la destruction des témoins de notre identité, il n’est pas encore trop tard et il revient au présent gouvernement d’intervenir, avant que ne se perde toute trace de nos premières origines et, surtout, pour mettre un terme à cette véritable hécatombe patrimoniale.  


  


Hécatombe qui me pousse à me demander, aujourd’hui, ce que ce vandalisme historique cautionné depuis trop longtemps par notre manque de vision nous dit, sinon qu’on cherche, quelque part, à nous faire disparaître de la réalité physique du territoire québécois?  


  


Il n’y a que notre histoire pour répondre à nos questions et notre histoire, elle commence à Cartier-Roberval. Elle est là, juste sous nos pieds, et si nous décidons collectivement de ne pas laisser des ambitions politiques passagères sceller le sort éternel de nos patrimoines les plus précieux, alors plus personne ne pourra la penser perdue. C'est d'abord comme ça qu'une nation se distingue au point d'en être digne de respect. 


  


Le travail de récupération de nos mémoires s'annonce colossal et il ne manquera certainement pas de bousculer nos vieilles idées préconçues sur nous-mêmes et qui ont la vie si dure.   


  


Il s’agit du plus beau projet qu’il revient à notre époque de mener à bien. Mais pour ça, il faut d’abord que les instances au pouvoir prennent conscience de l’urgence et agissent en conséquence, notamment en confiant les affaires de notre patrimoine à ceux qui le comprennent et qui l'aiment au point de leur dédier leur vie.   


  


Parce que, et je terminerai en paraphrasant ce que monsieur Lavoie m’a dit la toute première fois où nous avons discuté de Cartier-Roberval, « le nationalisme va jusque-là ».   


  


... Jusqu’à nos toutes premières racines.  


  


  


  





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