OTTAWA | Justin Trudeau traverse la pire tempête politique de son gouvernement comme un capitaine ayant perdu sa boussole. Son manque de leadership dans l’affaire SNC-Lavalin complique certainement les chances de réélection des libéraux en octobre prochain.
« À aucun moment depuis le début de la crise, le cabinet de M. Trudeau a été en contrôle », lance sans détour le politologue Thierry Giasson.
Trois experts consultés par Le Journal dressent un portrait sévère de la gestion de crise du premier ministre depuis le début de l’affaire SNC-Lavalin il y a plus d’un mois.
Les impacts politiques du déficit de leadership exercé par M. Trudeau et son entourage dans la tempête se font déjà sentir. Plusieurs sondages indiquent un recul des libéraux depuis un mois.
« Il y a un impact politique à court terme, ça, c’est clair », estime le politologue de l’Université d’Ottawa François Rocher.
Mais, ce qui est plus inquiétant encore pour le parti, l’affaire SNC-Lavalin risque de compliquer ses chances de réélection dans huit mois, croit Daniel Béland, professeur à l’Université McGill.
« C’est encore possible pour les libéraux de l’emporter, mais ça va être plus difficile maintenant avec cette histoire », dit-il.
Sous pression
L’affaire SNC-Lavalin a éclaté le 7 février dernier, lorsque le quotidien The Globe and Mail a rapporté que M. Trudeau et son entourage avaient soumis l’ex-ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, à de fortes pressions pour qu’elle aide le géant québécois à éviter un procès criminel.
Mme Wilson-Raybould a depuis qualifié ces pressions « d’extrêmement inappropriées », quoique légales.
Le premier ministre nie avoir quoi que ce soit à se reprocher, qualifiant de simples « discussions entre collègues » les interactions avec Mme Wilson-Raybould dans le dossier SNC-Lavalin.
La divergence d’interprétation sur la nature des communications entre le bureau du premier ministre et celui de Mme Wilson-Raybould est le fruit d’un simple malentendu, a laissé entendre M. Trudeau cette semaine.
Quoi qu’il en soit, c’est toute la marque libérale qui est entachée par l’affaire SNC-Lavalin, selon nos experts.
Justin Trudeau s’est fait élire en 2015 sur la promesse de faire de la politique autrement. Un engagement que cette affaire écorche à vif.
Dans cette crise, Justin Trudeau a perdu deux ministres vedettes liées à la cause autochtone en Jody Wilson-Raybould et Jane Philpott, qui ont démissionné de leurs fonctions ministérielles. Pour un premier ministre qui se dit résolument féministe et préoccupé par la réconciliation avec les peuples autochtones, ces démissions « sonnent un peu faux », croit M. Béland.
Intégrité en doute
« Ces démissions ont entaché son image de politicien nouveau genre », ajoute-t-il.
Pour François Rocher, l’affaire SNC-Lavalin met en doute dans la tête des électeurs « l’intégrité » même du premier ministre.
« Il a beaucoup joué la carte de la transparence, de faire de la politique autrement. Est-ce que les Canadiens vont retenir qu’au-delà de cette image, Trudeau reste un politicien comme les autres ? »
La réponse à cette question dépendra, dit-il, de la « crédibilité » de la version des faits qu’opposent le premier ministre et son entourage à celle de Mme Wilson-Raybould. Or, pour l’instant, des sondages indiquent que les Canadiens se rangent en majorité derrière Mme Wilson-Raybould, surtout au Canada anglais.
Anti-Québec
La divergence d’opinions régionale entre le Québec et le reste du Canada pose un autre problème pour Justin Trudeau en cette année électorale, explique M. Béland.
L’affaire exacerbe les « sentiments anti-Québec », ce qui donne des munitions aux adversaires de M. Trudeau, un Québécois, dans l’Ouest du pays.
« Ça donne des arguments à ses détracteurs qui disent : lui, c’est un Québécois, donc il pense au Québec avant tout », explique le chercheur.
Tout n’est pas perdu pour les libéraux de Justin Trudeau, croient nos experts. Les enjeux éthiques soulevés « sont importants, mais ce ne sont pas les seuls facteurs qui jouent un rôle dans une campagne fédérale », soutient M. Béland.
« Les électeurs vont tout mettre dans la balance et vont se dire : Trudeau n’est peut-être pas le golden boy qu’on pensait, mais d’un point de vue des politiques, on préfère quand même Trudeau », illustre pour sa part François Rocher.
Ce dernier croit de toute façon que « si on a cru que M. Trudeau n’était pas un politicien comme les autres dès le départ, on est un peu naïfs ».
M. Rocher a aussi un message pour les oppositions, qui doivent selon lui éviter « l’exagération ».
« S’ils ne font pas preuve de prudence, c’est eux qui vont perdre de la crédibilité dans l’opinion publique », croit-il.
Quelles suites à l’affaire SNC-Lavalin ?
La démission du premier ministre ?
Le chef du Parti conservateur, Andrew Scheer, multiplie les appels à la démission du premier ministre Trudeau depuis le témoignage explosif de Jody Wilson-Raybould le 28 février dernier. Pour M. Scheer, Justin Trudeau a carrément perdu « l’autorité morale de gouverner ». Le premier ministre a rejeté l’invitation du revers de la main. M. Trudeau s’en remet plutôt aux Canadiens, qui auront un choix à faire aux élections d’octobre prochain.
Une enquête de la GRC ?
Le chef conservateur, Andrew Scheer, a officiellement demandé à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) d’enquêter de « manière juste et exhaustive sur tout acte criminel potentiel » dans l’affaire SNC-Lavalin. Plusieurs doutent toutefois que l’entourage de M. Trudeau puisse être trouvé coupable d’« entraves à la justice » dans cette affaire. Jody Wilson-Raybould elle-même soutient que la pression qu’elle a subie n’était pas en soi illégale.
Une commission d’enquête publique ?
Le Nouveau Parti démocratique (NPD) a fait preuve d’un peu plus de mesure que l’opposition conservatrice en exigeant la tenue d’une enquête publique indépendante sur l’affaire SNC-Lavalin, sans aller jusqu’à demander la tête du premier ministre. Les libéraux ont rejeté l’appel du NPD. Justin Trudeau s’en remet plutôt à l’enquête du Commissaire à l’éthique, ce qui enrage les oppositions, puisque son rapport risque bien d’être déposé après les élections d’octobre prochain.
Quel avenir pour les ministres démissionnaires ?
Malgré son témoignage accablant, la ministre démissionnaire au cœur de l’affaire SNC-Lavalin, Jody Wilson-Raybould, fait encore partie intégrante de l’équipe libérale. Justin Trudeau est toujours en réflexion à savoir si l’élue de Vancouver peut demeurer au sein du caucus. Cette situation constitue une véritable patate chaude pour le premier ministre. Certains députés ont ouvertement souhaité l’expulsion de Mme Wilson-Raybould. Mais ce geste pourrait se retourner contre le premier ministre, considérant la popularité de l’ex-ministre dans l’opinion publique, surtout au Canada anglais. Quant à l’autre ministre démissionnaire, Jane Philpott, son avenir politique est tout aussi flou.
Des élections anticipées ?
Certains observateurs de la politique fédérale croient que Justin Trudeau doit affronter le jugement de l’électorat le plus rapidement possible dans l’affaire SNC-Lavalin en déclenchant des élections anticipées. Cette option semble très peu plausible pour le moment. Aucun parti politique ne semble favorable à cette idée. Pas même les conservateurs d’Andrew Scheer, qui accusent Justin Trudeau d’avoir paralysé l’appareil fédéral avec cette controverse. Quant au NPD, son trésor de guerre est à sec. La troupe de Jagmeet Singh a besoin des prochains mois pour remplir ses coffres si elle souhaite être compétitive lors des élections.
Un deuxième témoignage de JWR ?
L’affaire SNC-Lavalin n’a pas fini de faire couler de l’encre. Après avoir ébranlé son propre gouvernement avec un témoignage coup-de-poing en comité parlementaire, Jody Wilson-Raybould demande une seconde audition. Pour l’instant, ses collègues libéraux, majoritaires sur le comité de la justice refusent de l’entendre à nouveau. Mais l’opposition ne compte pas lâcher le morceau. Les membres du comité chargé de faire la lumière sur l’affaire SNC-Lavalin se réunissent la semaine prochaine pour décider des prochaines étapes. À suivre...