Dans les «vox pop» qui se sont multipliés dans les jours qui ont suivi les élections de lundi, le mot qui revenait le plus souvent était «changement» et la phrase la plus populaire était: «C'était le temps de lui donner sa chance.» Lui, bien sûr, c'était Mario, et on prononçait cette phrase avec une sorte d'insouciance quant au poids et aux conséquences de cette chance. Comme s'il était normal et juste que le garçon qui attendait patiemment son tour pour jouer dans le grand club se voit donner l'occasion de démontrer enfin ses talents. Le troisième refrain que j'ai entendu souvent fut: «Ça ne peut pas être pire», sous-entendant une sorte de fatalisme totalement désabusé devant l'offre politicienne.
Si ces mots reflètent un tant soit peu les motivations de l'électorat lundi, et je le pense, on peut donc dire que l'ADQ a profité d'une sorte de cynisme d'une partie des électeurs. Ce cynisme a toujours été présent. Il traduit en votes le langage des médias populistes qui soutiennent que tous les politiciens sont pareils, assoiffés de pouvoir ou même corrompus. C'est la concrétisation de l'expression «blanc bonnet, bonnet blanc», qui illustre une croissante désaffection à l'égard de la légitimité et de la nécessité du politique. Faut-il ajouter à ce sujet que, contrairement à ce que prédisaient les observateurs et les spécialistes, seulement 70 % des citoyens se sont présentés aux urnes?
Dans la phrase «Il faut lui donner sa chance», on retrouve à la fois insouciance et désespoir. Le désespoir, c'est celui de Guy Carbonneau, qui décide de confier le sort de son équipe à Halak, un jeune gardien de but de vingt et un ans. Dans ce désespoir, on entend aussi le «Ça ne peut pas être pire» évoqué plus haut. Cette attitude recouvre cependant un autre sentiment: l'enjeu n'est ni tragique, ni important, les résultats n'auront pas une grande influence sur nos vies et puis, dans le fond, on s'en fout. Essayons-le et puis on avisera. Voilà l'insouciance.
Finalement, la soif de changement. Dans les cinquante dernières années, le contenu et le sens de ce mot ont beaucoup évolué. Je suis d'une génération née à une époque où le «changement» était synonyme de menace pour le cocon moelleux et paternaliste dans lequel évoluait la société québécoise. Le mot commença à rimer avec progrès à la fin des années 1950 et le slogan libéral de 1960, «C'est le temps que ça change», symbolisait une incroyable envie de rompre fondamentalement avec le passé, d'ouvrir grandes les fenêtres de la maison close et de se lancer dans l'aventure de la construction d'une société moderne et radicalement différente. Il en fut de même pour les élections de 1962, qui proposaient avec la nationalisation de l'hydroélectricité un bouleversement profond de la structure économique du Québec. Lors de ces deux élections, c'est à un programme de changement réel qu'on adhérait en choisissant entre deux visions radicalement différentes de la société. Il en fut de même en 1976 avec l'élection du Parti québécois. À ce moment, le mot «changement» disait progrès, mais aussi rupture et audace. Le changement proposait la souveraineté-association, mais bien plus encore: l'assurance automobile, le zonage agricole, le rôle moteur de l'État dans le développement économique, etc.
Aujourd'hui, ce mot a perdu beaucoup de son sens. Nous vivons dans une société de changements permanents, dans une société où tout semble interchangeable. Changement n'est plus synonyme de rupture. Dans cet univers de consommation et d'individualisme, le changement pour le changement est devenu une sorte de mode de vie. Changer d'ordinateur pour ajouter quelques bits ou quelques puces nouvelles est normal et changer de voiture ne fait pas l'objet d'une longue réflexion, comme si on faisait un geste important. Le changement n'est plus un choix, mais un réflexe facile, presque automatique. On change parce que le changement ne menace plus; il séduit et amuse.
Les nouveaux adéquistes, j'en ai rencontré plusieurs, n'ont pas eu l'impression de changer de produits, de choisir une autre vie, ils n'ont eu aucunement l'idée de prendre un risque. Ils ont changé de marque de commerce. Ils ont choisi Mario plutôt que Jean. Ils n'ont pas choisi l'ADQ, qui n'existe pas, mais un malin plombier qui a promis de faire disparaître les petits défauts qui agacent dans le bungalow québécois: les bulletins sans chiffres, les assistés sociaux qui ne veulent pas travailler, les prisonniers qui engraissent «sur le bras» des contribuables, les hassidims qui givrent les vitres, les trois burqas qui font injure à notre paysage et les structures inutiles, tous ces conseils et toutes ces commissions administratives regorgeant de bureaucrates parasites.
Dans le vote de lundi, il y a un peu de tout cela, mais surtout le sentiment que changer ne comporte aucun risque, comme si les partis et les personnes étaient interchangeables. Le choix politique s'est transformé en choix de consommateur. Les produits sont jetables et remplaçables, et ils doivent convenir, non pas à une idée de la société, mais à l'identité de l'individu, de la communauté locale et du petit groupe d'intérêts.
Bien sûr, il y a le Québec profond que l'on a toujours ignoré et souvent ridiculisé, la désaffection souverainiste, mais il y a surtout ce paysage politique uniforme que les partis ont créé en s'efforçant de gommer les différences pour mieux atteindre le plus grand dénominateur commun. Dans ce genre de paysage gris et brumeux, il est parfois difficile de faire la différence entre un nid de poule et une crevasse.
Collaborateur du Devoir
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