Harper provoque un coup de théâtre

Le Canada se retrouve isolé sur la question du Liban

XIème Sommet de la Francophonie à Bucarest


Bucarest - Le Canada s'est rarement retrouvé aussi isolé à un sommet de la Francophonie. En imposant son veto à une résolution libano-égyptienne de soutien au peuple libanais, Stephen Harper a provoqué un véritable coup de théâtre hier, peu avant la clôture du onzième sommet de la Francophonie. Alors que les travaux étaient sur le point de se conclure, il a fallu reporter en catastrophe l'adoption de la résolution finale et déployer des miracles de diplomatie pour trouver un compromis.
Juste avant la clôture des débats, le Canada s'est opposé à l'immense majorité des pays membres qui appuyaient une résolution de soutien aux victimes libanaises de la guerre. Selon Stephen Harper, la formulation aurait aussi dû permettre d'inclure les victimes israéliennes, ce qui n'était pas du tout l'intention du Liban et de la majorité des délégués.
Dans un premier temps, la présidence roumaine n'a pas demandé le vote, qui aurait totalement isolé le Canada. Elle a plutôt cherché un consensus, comme on le fait traditionnellement lors de ces sommets. Grâce à la médiation de la France, les délégués ont finalement adopté, avec trois bonnes heures de retard, une résolution beaucoup plus vague «déplorant la tragédie au Liban et les conséquences dramatiques pour l'ensemble des populations civiles». Selon le porte-parole de l'OIF, Hugo Sada, ce compromis n'a été possible que grâce à l'intervention de Jacques Chirac qui, en menaçant de demander le vote, «a poussé le Canada à accepter une solution de compromis».
Selon le délégué libanais, Tarek Mitri, le Liban a exigé cette modification «afin de rendre la déclaration plus chaleureuse à l'égard du peuple libanais». Il s'agissait aussi, dit-il, de déplorer la guerre sans faire croire à la cessation des hostilités. «On ne peut pas se féliciter de la cessation totale des hostilités puisque les hostilités n'ont pas cessé. Hier encore, il y avait un incident entre les Israéliens et les Français de la FINUL.» Selon M. Mitri, «il est clair que tous les participants autour de la table étaient favorables au texte».
La veille, le délégué libanais avait critiqué la position de Stephen Harper au début de la guerre du Liban. «Le sommet de Bucarest aurait gagné à se conclure dans une atmosphère beaucoup plus constructive», a-t-il dit, visiblement amer. Rappelons que l'envoyé spécial du premier ministre Fouad Siniora a été en quelque sorte la vedette de ce sommet qui l'a chaleureusement accueilli jeudi, malgré l'opposition à sa venue du président prosyrien Émile Lahoud.
Selon Stephen Harper, si le Canada a opposé son veto, c'est parce qu'«on peut déplorer la guerre et reconnaître les victimes, mais [il faut le faire] des deux côtés. La Francophonie ne peut pas reconnaître des victimes selon leur nationalité. On doit reconnaître les victimes au Liban et les victimes en Israël». Contrairement à ce que disaient certains diplomates, le premier ministre du Canada n'était pas du tout convaincu qu'il ne s'agissait que d'une question de langage. «Je ne sais pas si c'est seulement une question de langage, j'espère que oui, car une organisation mondiale doit reconnaître la souffrance, toute la souffrance.»
Plusieurs délégués ont rappelé que le Liban avait de toute façon eu beaucoup plus de victimes qu'Israël et qu'il était membre de la Francophonie, contrairement à ce dernier. Le président Chirac, qui a dévoilé toute l'affaire en conférence de presse, a décrit l'affrontement en des termes forts: «Honnêtement, il y avait une très très très grande majorité, qui y était favorable. Le Canada y était hostile.» Selon les mots mêmes du président français, il a donc fallu trouver une solution qui «ne permette à personne de perdre la face». Lors de la conférence de presse finale, la froideur du président Chirac tranchait avec ses amabilités d'hier à l'égard de Stephen Harper. Par contre, Jacques Chirac n'a pas ménagé ses bons mots à l'égard du premier ministre Jean Charest, qui aurait participé au compromis final avec le ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy.
Visiblement coincé entre l'arbre et l'écorce, Jean Charest a refusé de dire si, dans cette polémique, il avait été du côté de Stephen Harper ou de la majorité des délégués. En session plénière, il n'a cependant pas craint d'affirmer que «le Liban est notre frère en Francophonie» et rappelé qu'«aux premiers jours du conflit, le Québec a adhéré à la position d'une cessation immédiate des hostilités», position proche de celle de la France.
«Il fallait, nous croyons, parfaire cet amendement, le rendre plus clair. Il fallait trouver une formulation qui reflétait fidèlement l'esprit de l'amendement», qui consistait à «rappeler ce que les populations avaient dû souffrir». Le premier ministre Charest a néanmoins conclu que «c'est le prix à payer pour un engagement politique plus fort de la Francophonie. C'est la conséquence d'une Francophonie qui est plus politique, qui accepte de s'engager davantage dans les conflits». En soirée, le président de la Roumanie, Traian Basescu, a pris la peine de rappeler Jean Charest pour le remercier du rôle qu'il a joué dans cette affaire.
«Dans les organisations internationales, des problèmes comme ceux-là peuvent surgir, mais la Francophonie cultive le consensus», a déclaré le secrétaire général de l'OIF, Abdou Diouf, qui a été reconduit pour un nouveau mandat. Il a cependant précisé que si «tout le monde a été touché», la population israélienne l'a été «dans une moindre mesure». Selon l'excellent quotidien de Beyrouth L'Orient-Le Jour, Tarek Mitri aurait aussi tenté de muscler la déclaration pour lui faire dénoncer «l'agression israélienne», une position à laquelle ni le Canada ni la France ne pouvaient évidemment souscrire.
Négligeant de souligner que le prochain sommet de la Francophonie aura aussi lieu au Canada et de saluer son premier ministre, le président Chirac a dit se réjouir que «le prochain sommet aura lieu au Québec. C'est le 400e anniversaire de cette belle et grande cité [...]. Je tiens à exprimer au représentant du Québec, le premier ministre Charest, tous mes voeux de brillante réussite, dont je ne doute pas».
Le sommet aura lieu du 17 au 19 octobre 2008, a annoncé Stephen Harper en précisant qu'il accueillera le sommet «en partenariat» avec son collègue Jean Charest. Le onzième sommet de la Francophonie s'est clos sur une invitation lancée aux 72 pays membres et observateurs de venir célébrer le 400e anniversaire de la fondation de Québec en 2008.
Au cours de ce sommet, la Francophonie a affirmé son rôle politique. Il y a deux ans, le sommet de Ouagadougou avait critiqué la suspension du processus démocratique en Côte d'Ivoire. Le sommet de Bucarest aura été celui du Liban.
Soutien pour Harper à Ottawa
À Ottawa, les partis d'opposition ont soutenu hier la décision du premier ministre Harper de s'opposer au premier jet de la résolution finale. «C'est une position qui est juste et équitable. On devrait reconnaître l'ensemble des victimes, non pas seulement celles du Liban mais les victimes qui sont décédées ailleurs, en Israël entre autres. Depuis le début, on demande une position équilibrée au gouvernement et ça rencontre [sic] notre demande. On est d'accord avec ça», a soutenu Monique Guay, leader parlementaire adjointe du Bloc québécois.
Selon elle, le gouvernement fédéral revient à une position plus raisonnable. «On trouve ça beaucoup plus raisonnable que de défendre seulement un groupe et d'ignorer les autres.» Même avis au Parti libéral: «Il faut déplorer la perte de toutes les vies, peu importe la population», a affirmé au Devoir Pablo Rodriguez, porte-parole de son parti. «La mort d'un enfant, c'est terrible, qu'il vienne du Liban ou d'Israël.»
Correspondant du Devoir à Paris
Avec la collaboration d'Alec Castonguay


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