La francophonie, une utopie?

Entrevue / Jean-Marie Borzeix

XIème Sommet de la Francophonie à Bucarest


par Guy, Chantal
"Tant que les Français ne deviendront pas francophones, j'ai décidé d'ignorer la francophonie! " Cette boutade de Jacques Godbout termine Les carnets d'un francophone, petit essai d'une centaine de pages destiné d'abord aux Français, et qui paraît maintenant au Québec chez Boréal.
Eh bien, un Français francophone, ça existe; nous l'avons rencontré. Il se nomme Jean-Marie Borzeix, l'auteur de ces carnets. Ancien directeur de France Culture et ancien éditeur au Seuil - très proche d'Anne Hébert dont il dit qu'elle aurait fait un bon Prix Nobel - l'homme aujourd'hui président de la Bibliothèque nationale de France s'interroge sur ce mot "malheureux", pas très sexy mais néanmoins porteur de multiples sens et surtout d'espoir.
D'où vous viens votre intérêt pour la francophonie?
R C'est d'abord une histoire personnelle. Quand j'étais jeune, je me suis retrouvé à vivre entouré d'autres jeunes qui étaient originaires d'Indochine, d'Afrique du Nord et d'Afrique noire. Après, quand j'ai commencé dans le journalisme. j'ai découvert le Québec et je ne l'ai plus quitté. Dans mes différents jobs, j'ai été amené à venir au Québec, pour le plaisir ou le travail, à peu près tous les ans depuis 40 ans. J'ai toujours été curieux de ce qui se passait dans le monde parlant français.
Q Dites-moi si je me trompe, mais la France n'a-t-elle pas un rapport plus intense et plus intime avec ses anciennes colonies qu'avec le Québec?
R Vous ne soupçonnez pas à quel point les Français aujourd'hui aiment le Québec. C'est tout à fait nouveau. Durant la période où Montréal était une ville où tout était affiché en anglais, c'était un pays dont les Français ignoraient à peu près tout. Il y a eu une première révélation pour la France avec le voyage de De Gaulle, qui a été un événement énorme. Aujourd'hui, pour les jeunes Français, le Québec est une sorte d'Eldorado. J'en rencontre tous les jours qui veulent venir vivre ici.
Q Que représente le Québec dans cette francophonie, selon vous?
R Pour moi, c'est la référence. Je suis très sévère à l'égard des élites françaises qui sont souvent inconséquentes, défaitistes et négligentes à l'égard de la langue. À mon sens, le Québec est le pays au sein de la francophonie qui attache le plus d'importance à la langue. Cela dit, j'ai le sentiment que les jeunes Québécois sont moins investis que ne l'étaient leurs aînés et leurs parents à ce sujet. Mais la France a vraiment besoin du Québec. Je rêve d'une politique de la langue qui aurait à voir avec celle que vous avez menée depuis 30 ans. La loi 101, on ne l'a pas en France pour l'affichage.
Q La France en a-t-elle vraiment besoin?
R Les Français ne sont pas du tout inquiets. On peut leur reprocher leur manque d'inquiétude ou s'en inquiéter. Il y a des lois, mais elles ne sont pas appliquées. Moi, je ne suis pas du tout pour être recroquevillé sur la défense quotidienne, tatillonne et chauvine. Mais pourquoi faire tant de concessions inutiles?
Q Vous dites que résister est le naturel des francophones, parce qu'à l'extérieur de la France, les francophones sont toujours en minorité...
R Presque partout, quand vous faites le décompte. Au Québec, vous n'êtes pas en minorité, mais dans l'aire géographique, vous êtes six millions dans une mer de 300 millions d'anglophones. En Afrique du Nord, au Liban, en Suisse, les francophones sont minoritaires. En Belgique, les Flamands sont plus nombreux. Mais parce que la France est un grand pays, parce que sa langue a régné sur l'Europe pendant des siècles, parce que son unité linguistique est très forte, on ne se rend pas compte de la menace.
Q On a ce sentiment de la part des Français que la langue française leur appartient, qu'ils veulent qu'on la parle comme à Paris et qu'on obéisse à l'Académie française.
R Les choses ont changé. Les francophones ont moins de révérence qu'autrefois à l'égard de la langue académique française. Je pense qu'il y a eu une libération des francophones à l'égard d'une sorte de domination intellectuelle ou linguistique de Paris. Je trouve que c'est très bien. La langue française n'appartient plus en propre à la France et ça, c'est un des acquis de la francophonie.
Q Malgré tout, vous défendez l'Académie française.
R Moi, elle ne me gène pas. C'est comme un maître étalon. Mais je pense que l'Académie française ne fait absolument pas ce qu'elle devrait pour les écrivains francophones. C'est absolument anormal et aberrant qu'il n'y ait pas eu d'écrivain canadien ou québécois accueilli dans ses rangs.
Q Et pourquoi la francophonie est-elle une utopie?
R Parce qu'elle fait référence à un idéal dont on est loin. Moi, la francophonie dont je rêve, c'est un monde ou il n'y aurait pas de centre, mais des centres partout. On en est encore loin. Je pense cependant que le Net constitue une grande chance. À la Bibliothèque nationale, on a constitué un réseau des bibliothèques nationales francophones pour la numérisation. Dans quelques années, on aura accès partout dans le monde au patrimoine francophone de différents pays. Ça, c'est une utopie qui est en train de se réaliser.
Q Dans cet essai, vous n'êtes ni pessimiste ni nostalgique. Vous avez confiance en l'avenir?
R Le français régresse à l'ONU et dans les institutions européennes, mais par ça reste une langue qui a des atouts énormes. En chiffres absolus, elle n'a jamais été autant parlée dans le monde. Les francophones sont répartis sur plusieurs continents, mais en même temps, il est minoritaire à la différence de l'anglais. Les Français doivent se battre. Les francophones sont habitués à mener cette bataille.
Les carnets d'un francophone
_ Jean-Marie Borzeix
_ Boréal, 117 pages.


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