Bucarest - La scène se déroule au Palais du parlement roumain, ce monumental éléphant blanc construit à la gloire de Nicolas Ceausescu et pour lequel le dictateur communiste a fait détruire le sixième de la ville de Bucarest. Sous les lambris pastel et dégoulinants, le président français reçoit le premier ministre canadien pour un entretien bilatéral à huis clos.
Comme il est d'usage, un groupe de photographes et de journalistes assiste pendant quelques courtes minutes aux salutations protocolaires du début de la rencontre. Cette porte entrouverte est l'occasion pour le président français de laisser filtrer quelques messages subliminaux à l'intention de la presse étrangère qui pourra ensuite décoder longuement le sens profond d'une salutation plus ou moins chaleureuse ou d'une poignée de main plus ou moins molle.
Le président français en profite pour féliciter Stephen Harper de son discours d'ouverture au 11e sommet de la Francophonie. Jacques Chirac fait évidemment exprès de parler afin que la presse l'entende et puisse répercuter ces précieuses paroles dans le monde. Or, voilà qu'un inconnu sorti de nulle part met le holà à cette mise en scène soigneusement orchestrée par la diplomatie française. Craignant probablement qu'un précieux secret d'État canadien ne filtre de ces échanges anodins, le fougueux attaché de presse de Stephen Harper interrompt le président français en train de parler et flanque manu militari la presse française et canadienne à la porte.
De quel droit un sbire du premier ministre canadien se permet-il ainsi, sous les yeux étonnés de Jacques Chirac, d'interrompre l'hôte français et d'expulser jusqu'aux journalistes étrangers qu'il ne connaît ni d'Ève ni d'Adam? On ne le saura jamais.
Mais ce petit incident illustre mieux que les longues analyses les maladresses évidentes de la diplomatie de Stephen Harper. Non seulement révèle-t-il le manque de sensibilité de l'équipe du premier ministre à l'égard des us et coutumes de la Francophonie, mais il explique aussi pourquoi Stephen Harper a finalement raté son entrée en Francophonie lors de ce 11e sommet tenu à Bucarest.
La diplomatie est faite de mille et un petits gestes en apparence anodins et superflus, mais qui, mis bout à bout, finissent par produire des résultats. Le premier ministre canadien arrivait à Bucarest avec une dure côte à remonter. Il avait déjà deux gaffes à faire oublier à la famille francophone.
D'abord, cet inexplicable incident au cours duquel des douaniers canadiens (ne s'exprimant qu'en anglais) avaient menacé, en mai dernier, de fouiller le secrétaire général de la francophonie, Abdou Diouf, à l'aéroport de Toronto. Incident aggravé à Paris en juillet dernier, alors que Stephen Harper est devenu un des rares premiers ministres canadiens à avoir atterri dans la capitale française sans rendre visite au représentant de la Francophonie.
Ensuite, Stephen Harper devait faire oublier l'insensibilité dont il avait fait preuve au début du conflit à l'égard des victimes du Liban. Le premier ministre a eu parfaitement raison de dénoncer la provocation du Hezbollah et de défendre le droit d'Israël de riposter, comme l'a d'ailleurs fait le président français. Mais cela n'excuse nullement son insensibilité évidente à l'égard des victimes libanaises. Le Liban n'est-il pas «notre frère en Francophonie» comme l'a si bien dit Jean Charest à Bucarest?
Le premier ministre canadien avait pourtant fort bien commencé son premier examen francophone. Son discours d'ouverture fut l'un des meilleurs prononcés depuis longtemps par un premier ministre canadien. Rarement avait-on entendu un représentant canadien affirmer que «la langue française est la langue fondatrice du Canada». Contrairement à Paul Martin et Jean Chrétien, qui se sont toujours évertués à nier le rôle de Québec dans l'histoire canadienne (au profit d'un hypothétique Port-Royal sur la côte de la Nouvelle-Écosse), Stephen Harper n'a pas craint d'affirmer que la fondation de Québec, il y a 400 ans, «marque aussi la fondation de l'État canadien». Dans son discours, le premier ministre s'était aussi montré plutôt nuancé en saluant le mouvement de solidarité qui s'était manifesté dans la Francophonie à l'égard du Liban.
Tout s'annonçait donc pour le mieux. Jusqu'à ce qu'il chamboule la clôture du sommet en posant son veto à l'adoption d'une résolution libano-égyptienne exprimant la compassion de la Francophonie à l'égard des victimes libanaises. Ce faisant, Stephen Harper prenait le contre-pied de l'immense majorité des membres de la Francophonie. Quoi de plus normal en effet que celle-ci compatisse d'abord avec les victimes malheureuses d'un pays membre? Un pays où s'était tenu le 9e Sommet de la Francophonie. Il fallait avoir l'esprit un peu abscons pour y voir un affront à Israël, où de nombreuses voix critiquent là aussi la stratégie militaire qui a fait des milliers de victimes libanaises faute d'accepter un engagement terrestre dès le début du conflit.
La maladresse était d'autant plus grande que les chefs d'État et de gouvernements venaient de faire un geste historique en accueillant en leur sein le représentant du premier ministre élu Fouad Siniora, Tarek Mitri, pourtant désavoué par le président prosyrien Émile Lahoud. La Francophonie pouvait difficilement adresser un message de soutien plus fort aux forces démocratiques libanaises soutenues à la fois par la France et les États-Unis.
Fallait-il en rajouter en forçant, comme si on était à l'ONU, l'assemblée à déplorer aussi les victimes israéliennes? Le geste que venait de faire la Francophonie n'était-il pas déjà une rebuffade cinglante à l'égard de la Syrie et du Hezbollah qui tentent par tous les moyens de freiner l'émergence des forces démocratiques libanaises?
En d'autres mots, le premier ministre canadien n'a pas su jusqu'où ne pas aller trop loin.
Comment expliquer une erreur aussi grossière?
Lors de la conférence de presse finale, Stephen expliquait aux journalistes présents que ce voyage était son premier dans un ancien pays communiste. Il s'excusait aussi de ne pouvoir manier le français comme la plupart des participants grecs, albanais ou vietnamiens (dont ce n'est pourtant pas la langue maternelle) et de devoir passer à l'anglais chaque fois que les discussions devenaient un peu corsées.
Qu'on nous pardonne ce jugement un peu carré, mais on a souvent l'impression que l'entourage de Stephen Harper n'a vu du vaste monde que la banlieue de Yellowknife et les prairies de la Beauce. Le brillant économiste formé à Calgary semble vivre dans un vaste îlot, mais un îlot tout de même, dont les limites ne dépassent guère les rives orientales de la Manche et la frontière occidentale de l'Australie. La capitale de cette souveraine Anglophonie se nommant évidemment Washington.
Comment expliquer autrement que par cet esprit de chapelle l'ignorance évidente dont a fait preuve à Bucarest la ministre fédérale responsable de la Francophonie, Josée Verner. Interrogée sur la création d'une Université francophone des Balkans, une des principales propositions roumaines soumises à ce sommet (et soutenue par le Québec), la ministre a dû avouer qu'elle n'en avait jamais entendu parler.
Comment ne pas sourire aussi du petit côté «paroissial» de la délégation canadienne lorsque le bureau du premier ministre ose faire dire à Jacques Chirac - ouvrez les guillemets - que Stephen Harper aurait prononcé le «meilleur discours de l'histoire de la Francophonie» (extrait du rapport produit par le bureau du premier ministre sur la rencontre bilatérale avec le président français). Oubliez François Mitterrand, Léopold Senghor et Jacques Chirac lui-même: Stephen Harper vient d'arriver! Mais sait-on dans l'entourage de Stephen Harper qui est au fait Léopold Senghor?
Force est de conclure - et la polémiste Michaëlle Jean ferait bien d'en prendre note - que si Stephen Harper a raté son entrée en Francophonie, ce n'est pas par manque de bonne volonté. C'est plutôt parce qu'il semblait branché sur sa seule paroisse... pour ne pas dire «déconnecté» du «reste du monde».
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