Entre hier et demain

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« Nous sommes les nouveaux parias, mis au ban de la société par une nouvelle gauche inquisitrice. »

On parle beaucoup dans les médias de Mai 1968. C'était hier, il y a cinquante ans. Pour certains dont je suis, c'est le rappel de souvenirs épiques, d'une époque où les plus grands rêves étaient permis, où l'amour était libre mais n'interdisait pas les plus grands engagements en faveur de causes sociales. Parmi ces causes, il en était une qui dominait toutes les autres et c'était la question de l'indépendance du Québec.


Pour d'autres, c'est le désert, le grand vide, l'oubli, la non-continuité. À part le beau soubresaut du printemps érable, il y a déjà cinq ans, on n'a pas connu de périodes aussi exaltantes.


Que s'est-il passé pour que rien ou presque ne subsiste de nos conquêtes d'hier? Pour que nos luttes pour notre reconnaissance en tant que peuple, nos combats constants pour la survie de notre langue ne fassent plus partie des préoccupations des nouvelles générations? Que s'est-il passé pour que notre fierté d'être Québécois, clamée dans nos écrits, dans nos films, dans nos chansons, dans toutes nos manifestations culturelles, se transforme en honte, en indifférence, en ridicule chimère, pire, en accusation de racisme?


Il ne suffit pas de jeter la faute à l'immigration, en affirmant que la société québécoise est moins homogène qu'elle l'était dans les années soixante. Cet argument ne tient pas. Les Canadiens français forment toujours quelque chose comme 80% de la population du Québec. Et j'ai nombre d'amis latinos, maghrébins, africains, pour ne mentionner que ceux-là, qui pensent comme moi et qui ont repris sans honte le flambeau de la fierté québécoise.


Non, je parle de mes voisins, de mes enfants, de ceux que j'entends quotidiennement à la radio ou que je vois à la télé et qui brisent nos derniers élans d'optimisme, qui éteignent nos émotions et nos espoirs, qui insufflent l'indifférence et la perte de sens, qui brandissent l'anathème du racisme à tout vent, pour tout ou pour rien, tout comme la dérision et les condamnations, banalisant de ce fait le véritable racisme. Sans opposition. Sans protestation ou si peu. Nous sommes les nouveaux parias, mis au ban de la société par une nouvelle gauche inquisitrice qui pratique l'amalgame et ridiculise toute défense de notre identité, comme l'ont fait les militants M.-L. dans les années soixante-dix.


Après avoir vécu pendant des décennies dans l'urgence d'agir, tous les jours, après tant de mobilisations dans nos rues, dans nos salles de cours, dans nos usines, dans nos bureaux, dans nos taxis, dans nos campagnes, dans nos théâtres, sur toutes les tribunes pour briser nos chaînes (oui, l'image est un peu vieillotte mais elle dit bien l'état de dépendance des esclaves de luxe que nous sommes devenus), voici qu'on assiste à un relâchement total, à la mort lente, comme dans cette chanson des Rita Mitsouko : « Tu aimes tellement la vie/Quel est donc ce froid/Que l'on sent en toi?/Mais c'est la mort/Qui t'a assassinée Marcia. »


Quel bon vent se lèvera, d'où qu'il vienne, de l'Est, de l'Ouest, du Nord ou du Sud, des quartiers les plus reculés ou des souffrances les plus profondes, pour secouer cette léthargie mortelle? Quelle chanson, quel roman, quel essai, quel poème, quelle pièce de théâtre, quel article, quelle symphonie, quel film, quelle oeuvre d'art, individuelle ou collective, nous dira de nouveau l'urgence d'agir, de nous rassembler sous un même drapeau, dans la joie et les émotions du moment et dans l'espoir du futur? Pour reprendre là où nous nous sommes arrêtés, à mi-chemin entre hier et demain.


Je ne suis guère optimiste. Anne ma soeur Anne ne voit rien de bon venir à l'horizon, aucun signe précurseur d'un grand changement, elle n'entend aucun grondement souterrain d'où pourrait surgir un geyser d'espoir. Mais peut-être est-ce un trompe-l'oeil? Peut-être suis-je sourd? Peut-être suis-je d'un peuple « un peu dur d'oreille/[car] nous vivons trop près de nos machines/et n'entendons que notre souffle au-dessus des outils... » (Speak White, de Michèle Lalonde).