Des démocraties de type Alzheimer

Chronique de José Fontaine

Un ami québécois, ayant appris, il y a quelques semaines, que le Premier ministre belge avait rendu visite à la Maison Jamboise, siège du gouvernement wallon à Namur, le long de la Meuse, face au Parlement sur l'autre rive, me disait que les choses devaient être encore plus difficiles chez nous que sur les bords du grand fleuve de l'autre côté de l'Atlantique. Nous sommes en tout cas dans des systèmes différents.
Les partis au Québec / Canada et en Wallonie / Belgique
La Belgique est un des rares Etats fédéraux où il n'y a plus de parti national. Les partis wallons ont tous aussi une aile bruxelloise francophone importante et les partis flamands une aile bruxelloise qui l'est beaucoup moins, Bruxelles étant en grande majorité francophone. Mais, bien qu'il n'y ait plus de partis nationaux, tous ces partis continuent à se présenter à toutes les élections, régionales et fédérales, sans que leurs membres ne soient nécessairement voués à tel ou tel niveau de pouvoir.

Le Président flamand est devenu une personnalité quasi de même importance que le Premier ministre fédéral. Pas le Président wallon, plus assujetti à son Président de parti même que le le Président Bruxellois pourtant à la tête d'une Région bien moins peuplée.
L'actuel Premier ministre belge, Elio Di Rupo, en tant que Président du PS wallon a joué comme ses collègues présidents de partis un rôle central dans la formation des gouvernements wallons, en 1999, 2004 et 2009 après chaque élection régionale. Il a même dirigé le gouvernement wallon à deux reprises. L'appartenance au parti est très déterminante. Lorsque Di Rupo rend visite au gouvernement wallon, il est chez lui. C'est lui qui y a désigné comme président de parti les ministres socialistes dont le chef du gouvernement. Et il reste en titre président de son parti (lui a succédé un président intérimaire valable mais qui ne peut être qu'effacé). Quand Di Rupo rend visite au Gouvernement wallon, quelque part, il y arrive en tant que patron. Il est impossible que le Gouvernement wallon à prépondérance PS puisse faire ou dire des choses sans son aval.
Le mal est profond.
La situation politique au plan fédéral
Au plan fédéral, Elio Di Rupo gouverne avec trois des quatre partis wallons et francophones, les Verts soutenant son gouvernement dans le domaine de la réforme de l'Etat (et sont au pouvoir en Wallonie). Les trois partis flamands dans l'actuel gouvernement fédéral, c'est seulement 45 des 88 sièges des députés flamands au Parlement fédéral. Le premier parti de Flandre, la NVA, nationaliste et de droite, clame sans cesse que le gouvernement fédéral n'a la majorité - pour la Flandre -, ni dans la population, ni au Parlement fédéral. Côté wallon et francophone tout le monde est au pouvoir au fond. Cela vient du fait qu'il se serait avéré impossible de collaborer avec la NVA désireuse d'aller très loin dans la réforme de l'Etat et sans doute plus loin que l'actuel gouvernement fédéral. Mais ce parti a été le grand vainqueur des élections fédérales de 2010 et vient de confirmer ce succès aux élections communales. Les trois partis flamands de la coalition redoutent les élections de 2014 à la fois régionales et fédérales (par le hasard du calendrier).
Il y a une telle omniprésence des partis à tous les niveaux de pouvoirs qu'on ne sait plus qui est qui. Ce qui arrange les partis politiques surtout côté wallon où l'on est dans une situation de Parti unique à diverses composantes. On pourrait avancer que ce «Parti unique» veut avant tout sauver l'Etat belge et faire face à une victoire prévisible de la NVA en 2014. C'est d'autant moins souvent formulé que les médias ou les centres d'études reflètent (inévitablement) la composition des parlements. Or, côté wallon, la politique institutionnelle (réforme de l'Etat), du gouvernement fédéral bénéficie d'un appui unanime par crainte de la NVA.
Une situation catastrophique pour la Wallonie
Le 26 décembre 2011, Le Soir révélait ceci : « Les ministres viennent à peine de prêter serment entre les mains du Roi. Chacun cherche un peu sa place, le 6 décembre à la grande table ronde du Seize, rue de la Loi. Le tout nouveau Premier Ministre, Elio Di Rupo préside son premier Conseil des ministres. Il prend la parole. Son intervention est quelque peu solennelle. Il y va de la survie des familles politiques traditionnelles en Flandre. Il s'agit bien là de sa priorité absolue : «Nous devons tout faire pour soutenir les partis flamands de la majorité, pour leur faire gagner les prochaines élections. Nous devons être parfaitement conscients que leur position n'est pas facile. Nous leur sommes redevables de l'effort qu'ils ont fait.» »

Dans le système particratique francophone et l'ensemble de la politique belge, Elio Di Rupo est arrivé au faîte de sa puissance. Il a mis le gouvernement fédéral belge au service de la Flandre modérée. Il a construit une sorte de ligne Maginot politique contre toute avancée importante de l'autonomie des Régions (qui fait peur en Wallonie). A l'occasion de chaque événement national, il donne à son idéologie nationaliste belge les meilleures chances de convaincre : fête nationale belge, visites aux villes où il fait des Joyeuses-Entrées, terme utilisé autrefois pour les dynastes médiévaux. Il a prononcé un vibrant éloge du roi lors de sa fête officielle ce 15 novembre qui est repassé en boucle sur la RTBF. L'unanimité parlementaire côté wallon empêche analystes et population de voir qu'il s'agit là d'une propagande non seulement discutable mais inappropriée aux besoins réels de la Wallonie.
Un événement qui n'a pas eu lieu renforce encore mon analyse. C'est du côté wallon que sont venues sinon les toutes premières revendications autonomistes, du moins les plus fortes et les mieux pensées que résume La Lettre au Roi de Jules Destrée d'août 1912. il y a en Wallonie un Institut Destrée important que préside Philippe Destatte. Un Parlement l'a invité pour rendre hommage à ce personnage central de notre histoire. Pas le Parlement wallon, mais le Parlement flamand! Dans l'introduction en néerlandais de Philippe Destatte il explique que s'étant présenté quelques années auparavant, au même Parlement, comme président de l'Institut Destrée, le réceptionniste a mal compris et a téléphoné à la personne avec qui il avait rendez-vous en disant : «Monsieur Destrée est là!».
«Monsieur Destrée» interdit au Parlement wallon
Il n'y a eu aucune cérémonie, aucun hommage, aucune commémoration de la Lettre de Destrée au Parlement wallon! Rien! Interrogé sur cette invraisemblance, le plus régionaliste des ministres wallons, Jean-Claude Marcourt a répondu que c'était en raison du désintérêt des Wallons pour les problématiques institutionnelles! L'argument a été fort utilisé au Québec. Je me souviens d'un Québécois des années 1980 qui faisait observer que ces questions institutionnelles se disent souvent en termes juridico-politiques abstraits pouvant lasser. Ce qui ne ne prouvait rien : tout être humain est très intéressé aux problèmes de santé, mais si on lui en parlait seulement en termes purement physiologiques et chimiques, il en serait vite lassé également.
Dans quel langage doit-on parler de ces questions ? Posée comme cela la question n'est pas encore bien formulée. Il vaudrait mieux se demander à quelle condition une collectivité humaine - qui peut être aussi politique - est en mesure d'agir. On peut répondre qu'elle doit le faire à partir de symboles qui la représentent, l'expriment, lui donnent le sentiment du «Nous» qu'elle constitue. Pour les individus, la première personne du pluriel devient celle du singulier, «Je». Un individu qui n'a pas de Je, n'agit plus et n'est plus rien. Comme mes frères et soeurs, mes neveux et nièces j'étais attaché à ma mère, menue personne physiquement, qui était une grande Dame. Les huit dernières années de sa vie, à cause de l'Alzheimer, elle n'a plus eu tout son «Je». C'est terrible. La Wallonie est en train de connaître ce sort-là.
Un ligne Maginot antiflamande
La politique de la ligne Maginot anti-flamande menée par Elio Di Rupo a pour conséquence que ni le gouvernement, ni le Parlement wallons ne veulent plus agir dans ce domaine si fondamental en politique des symboles où la situation était déjà pourtant très mauvaise : écoles qui enseignent que l'autonomie wallonne est le résultat de l'échec de l'entente entre Belges, par exemple. Emissions de la RTBF comme celle du 31 octobre dernier qui ridiculisent ce qui est à la base de cette autonomie et flattent une ignorance déjà très répandue par, teintée de dédain, leur propre ignorance. Il faut se méfier des symboles et pouvoir discerner derrière eux la nature des politiques concrètes qui sont menées. Mais l'apolitisme de plus en plus prononcé du Parlement wallon (et du gouvernement), rend non pas incompréhensibles, mais totalement ignorées les politiques menées par la Puissance publique wallonne. Il y a tant de centres de décisions politiques qui concernent le citoyen wallon qu'il en a le tournis et que probablement les responsables politiques se découragent à encore lui expliquer quoi que ce soit. C'est dû entre autres (mais ce n'est pas secondaire) au maintien de deux entités fédérées pour la Wallonie. Quand il s'agit de routes, d'économies, de questions sociales (mais là pas toujours), de tout ce qui pèse matériellement, c'est la Wallonie. Mais quand il s'agit d'enseignement, ce n'est déjà plus seulement la Wallonie mais Bruxelles également et donc il faut un nom qui fasse disparaître les deux entités. On dirait que les dirigeants politiques font tout pour que plus personne ne s'y retrouve.
Pourtant, avec le recul historique, on voit bien que l'autonomie de la Wallonie répond à une logique profonde, qu'elle était inéluctable étant donné ce que sont les Flamands et ce que sont les Wallons. Et leurs rapports que personne n'envenime mais qui sont difficiles comme entre n'importe quels groupes humains fortement constitués et différenciés. La peur de la liberté en Wallonie y est cependant tellement forte, l'état médiocre de son économie du fait des structures de l'Etat unitaire étant ce qu'il est, une partie importante de l'électorat se laisse prendre aux chants de sirènes belgicains d'Elio Di Rupo. Sans doute aussi parce qu'une importante minorité plus forte qu'une autre minorité forte qui est autonomiste (mais moins nombreuse que la minorité unitariste belge), y donne le ton du repli sur la Belgique d'Albert I (1909-1934).

L'abandon de la politique
Si «Monsieur Destrée» a été souvent invité au Parlement flamand, je doute que Di Rupo s'y rende jamais. Sa popularité déjà fort faible en Flandre, y est encore en baisse. Les Flamands estiment qu'il s'exprime très mal dans leur langue. Il risque d'échouer complètement dans sa volonté de sauver la Belgique unitaire et royale. L'ennui, c'est que cet homme imprime et impose depuis longtemps à la Wallonie une sorte de traitement que j'appellerais celui de l'Alzheimer. Le scandale (du 31 octobre) dont j'ai déjà parlé de l'émission nationaliste belge sur les 50 ans de la frontière linguistique risque de se reproduire à maintes reprises d'ici 2014.
Ce qui est grave, c'est que la situation actuelle du système politique belge est favorable au nationalisme belge en Wallonie où la population y voit une manière de défendre la Wallonie. Jean-Claude Marcourt a pu dire que les Flamands utilisaient Jules Destrée et ce qu'il signifiait pour justifier leur volonté d'autonomie. Mais son combat d'il y a cent ans - cent ans! - se concrétise justement dans les institutions wallonnes telles qu'elles sont. Et elles sont en passe de représenter, proportionnellement, plus de 60 % des compétences étatiques autrefois exercées par l'Etat national belge. J'ai entendu dire plusieurs fois que mettre en avant le large degré d'autonomie de la Wallonie c'était «faire le jeu de Bart De Wever» (le président de la NVA). Mais on dit aussi cela de Jules Destrée! Et d'ailleurs, il faut admettre qu'il y a effectivement un «jeu» (politique) flamand.
Mais quel est le «jeu» politique wallon? La présence contraignante (et inutile à long terme sinon même à moyen terme), d'Elio Di Rupo à la tête de l'Etat fédéral empêche manifestement (encore plus qu'en temps normal), la Wallonie de s'assumer. C'est ce que l'on appelle au Québec le provincialisme, on gère la Province du mieux que l'on peut, mais on oublie l'objectif de la souveraineté. En Wallonie, c'est pire encore. Viendra le jour où les dirigeants wallons auront même peur de dire qu'ils gèrent la Wallonie.
A force de laisser Di Rupo chanter sur tous les tons la grandeur de la Belgique d'Albert I, on ramène à rien ce qui se construit à Namur, en Wallonie. On oublie aussi que cette pavane belgicaine de Di Rupo sert aussi à couvrir voire cacher que l'actuelle politique d'austérité est dictée par le néolibéralisme de l'Union européenne en train de lentement supprimer les nations et les souverainetés nationales, les parlements nationaux devant accepter de ne plus pouvoir décider eux-mêmes du budget de leur Etat, ce qui est pourtant leur raison d'être.
Que disait Jules Destrée le 7 juillet 1912 au Congrès wallon de Liège avant d'écrire sa Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre? C'est à cause de son influence que ce jour-là on avait pu lire cette phrase d'ailleurs abondamment commentée dans la presse : «Le Congrès, toutes réserves faites au sujet des formes à donner à l'idée séparatiste, émet le vœu de voir la Wallonie séparée de la Flandre en vue de l'extension de son indépendance vis-à-vis du pouvoir central et de la libre expansion de son activité propre.»
Qui oserait encore s'exprimer de cette façon en Wallonie cent ans après? Or nous ne sommes encore qu'un Etat fédéré et je doute que les Etats souverains eux-mêmes en Europe l'oseraient plus.
Un jour ou l'autre, en Europe, nous allons tous payer cela très cher. La Belgique a été souvent présentée comme un microcosme de l'Europe. C'est fort exagéré! Mais son blocage actuel, sous les apparences que lui donne Elio Di Rupo, est seulement représentatif de ce que l'Europe, en voulant s'unir contre tout bon sens (elle le doit mais pas comme cela), est surtout en train, à nouveau, comme dans les deux guerres mondiales (dont l'Union voulait éviter le retour), de se détruire.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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