Continuons le débat, M. Godbout...

Par Yara el-Ghadban

Québec - pluralité et intégration



Permettez-moi, M. Godbout, d'accepter votre invitation à continuer le débat sur l'identité québécoise. Je suis portée à remettre en question votre interprétation de la réalité démographique et culturelle du Québec. En effet, en vous lisant [(Le Devoir, 23 septembre 2006)->2100], je ne me retrouve pas du tout, ni mes enfants ni d'ailleurs la majorité des gens qui m'entourent. Reprenons donc les sujets du débat un par un.



Immigration et langue
Je suis arrivée au Québec en 1989, une Palestinienne de 13 ans, sans un mot de français dans sa petite poche linguistique. Trois mois plus tard, grâce aux classes d'accueil, j'avais suffisamment maîtrisé la langue pour que je puisse terminer l'année scolaire à l'école régulière. Depuis ce premier rite de passage, j'ai continué ma formation en français. C'est le cas de la majorité des enfants immigrants arrivés après la loi 101.
J'insiste sur le mot «immigrant» car «immigré» a une connotation négative de mon point de vue, peu importe sa justesse linguistique. Voilà une distinction importante que vous ne faites pas dans votre catégorie «immigrés». Car, oui, ceux qui s'étaient établis au Québec avant la loi 101 ont résisté à la francisation pour des raisons historiques, économiques et politiques que je n'aborderai pas ici. Les immigrants de la loi 101 ne sont ni anglophones, ni francophones, ni allophones (une catégorie vide de sens qui me fait frémir). Ils sont trilingues, souvent polyglottes, plusieurs études l'ont démontré. Ce n'est pas le cas dans le reste du Canada où, paradoxalement, là où on fait l'éloge du multiculturalisme, on a tendance à oublier sa langue maternelle au profit de l'anglais.
Qu'en est-il des Franco-Québécois ? Ceux que je connais sont tous bilingues et, puisque je suis entourée d'anthropologues, parlent aussi une troisième, parfois une quatrième langue. Ce «polyglottisme», c'est pour moi un des traits de la distinction québécoise version 2006. C'est sans doute différent dans les régions, mais n'oublions pas que près de la moitié de la population québécoise vit à Montréal. On ne peut donc pas ignorer cette réalité.
Il y a eu beaucoup de débats sur la place privilégiée accordée à l'anglais chez les immigrants et les néo-Québécois. C'est un faux débat à mon avis. Les langues ne sont pas hiérarchisées mais contextualisées, souvent de la manière suivante : français à l'école, langue maternelle à la maison, français et anglais au travail, un mélange des trois entre amis. Même dans les milieux où prédomine l'anglais, on parle aussi le français. L'hégémonie économique de l'anglais ne touche pas qu'au français mais à toutes les langues des pays non anglophones. Le Québec a bien fait de se doter de lois pour protéger sa langue. Il cueille aujourd'hui les fruits de sa prévoyance tout en s'enrichissant des autres langues de ses citoyens.

Immigration et laïcité
Prenons l'exemple de la communauté musulmane : il n'y a que 10 % des musulmans qui se considèrent assez pratiquants pour fréquenter une mosquée. Très québécois, ne trouvez-vous pas ?
Pour les femmes arabo-musulmanes, plusieurs études ont démontré qu'en dépit d'une double discrimination latente, étant à la fois femmes et issues d'une minorité visible, elles réussissent à s'intégrer et à s'épanouir dans la société québécoise plus facilement et plus rapidement que les hommes arabo-musulmans. Les femmes musulmanes non seulement ne résistent pas aux droits et libertés pour lesquels leurs compatriotes québécoises ont lutté mais en profitent elles aussi. Le voile n'est donc un obstacle que pour ceux qui le perçoivent ainsi. Contrairement à la burqa, qui n'a rien à voir avec les exigences de l'islam (épouse d'imam ou pas), le voile, lui, fait partie de la pratique religieuse. Il n'est donc pas du tout l'indice d'une dérive «islamiste», ainsi que vous l'indiquez.
La majorité des Québécois musulmans ont appuyé l'interdiction des tribunaux islamiques, les seules objections étant celles-ci : la mise à l'écart de l'islam quand il aurait fallu en faire une loi pour toutes les religions, le manque de débat sur le sujet et les arguments stéréotypés évoqués pour justifier ce manque de débat.
Multiculturalisme, interculturalisme et communautarisme
Au Québec, la construction d'une identité culturelle commune est au coeur des politiques d'intégration et non pas le multiculturalisme. Autrement dit : une société francophone, laïque, urbanisée et pluraliste qui se veut ouverte tout en étant républicaine et qui tend en conséquence vers le modèle plus intégré de l'interculturalisme plutôt que vers la mosaïque multiculturaliste du Canada trudeauiste. [...]
Un exemple éloquent de la différence entre Canadiens et Québécois : on a graduellement remplacé les identités ethniques à trait d'union et l'expression «communautés culturelles» par le terme «néo-Québécois». Il n'y a pas d'équivalent dans le Canada anglais.
Contrairement à l'Europe, le communautarisme est un phénomène marginal au Québec, comme au Canada, à cause des politiques d'immigration qui tendent à favoriser les familles dont les membres sont scolarisés et issus de la classe moyenne plutôt que des réfugiés ou des travailleurs venus pour un temps limité et qui n'ont pas d'enfants. En effet, c'est à travers les enfants que l'intégration se fait [...]. Ainsi, l'aliénation économique et sociale qui est en cause dans les phénomènes de communautarisme n'est pas un facteur prévalent, bien que d'autres formes de discrimination persistent (par exemple, le rejet de diplômes obtenus ailleurs).
Cela étant, cette politique d'immigration matérialiste a beaucoup de lacunes. Rappelons-nous des réfugiés des deux guerres mondiales qui ont contribué en grande partie à l'essor économique, démographique et culturel au Canada et au Québec. Ces réfugiés n'auraient pas été accueillis aujourd'hui selon les politiques actuelles.
Immigration et démographie
Dans les faits, 80 % des État-nations sont des États multinationaux. Le Canada et le Québec ne font pas exception. La diversité culturelle et ethnique n'a jamais fait disparaître les peuples, l'histoire nous l'a maintes fois démontré. Au contraire, chaque tentative d'assimilation ou de génocide n'a fait que renforcer les revendications identitaires, le sentiment d'appartenance des peuples menacés et la naissance de mouvements nationalistes. Le Québec et la Palestine en sont de bons exemples.
Vous avez raison de souligner la transformation démographique du Québec. Par ailleurs, si les familles canadiennes-françaises ne font plus d'enfants «entre elles», elles en font avec les néo-Québécois. J'ai l'impression que dans les enquêtes statistiques sur le taux de natalité des Québécois, on a tendance à omettre ou à sous-estimer cette nouvelle réalité des mariages mixtes.
Ce qui disparaîtra, c'est sans doute la famille ethniquement homogène, mais cela vaut tant pour les néo-Québécois que pour les Québécois. Par contre, cela n'empêchera pas l'épanouissement d'une identité interculturelle commune découlant en grande partie de l'héritage canadien-français puisque les structures et les politiques sont déjà en place pour l'assurer grâce à la Révolution tranquille.
La culture, ma culture
Je pourrais continuer, M. Godbout, en reprenant chacun des thèmes que vous avez évoqués. Je pourrais vous dire que l'immigrant que vous décrivez est hélas une caricature; que les Jan Wong sont une espèce en voie d'extinction, et c'est pourquoi elle a sans doute quitté le Québec ! Que l'histoire du Québec, ses romans, sa musique, son identité, sont les miens aussi. Que je les aime tant que je les ai placés au coeur de mes études. Que je n'ai pas pleuré Jane dans Trou de mémoire. Que le révolutionnaire raté d'Aquin aurait pu être palestinien. Que je sympathise avec Bérénice, l'avalée de Ducharme, malgré son sadisme. Que Le Ciel de Québec de Ferron m'a laissée froide. Que Christine, la P'tite Misère de Rue Deschambault, m'a emportée loin de l'enfer de la guerre au Liban. Que la voix de Leclerc me donne des frissons tandis que mes filles adorent La Bottine Souriante. Que j'ai suivi Les Filles de Caleb comme une toxicomane. Que Dimanche à Kigali m'a bouleversée; L'Audition m'a touchée. Que des propos ignorants sur le Québec me répugnent autant que ceux ciblant les Arabes et les musulmans. Que je m'inquiète autant que n'importe quel parent québécois si je trouve que mes filles ne parlent pas assez le français.
Et malgré tout cela, je me pose constamment la question : ai-je le droit de considérer ce pays comme le mien, même après deux enfants et 17 ans de vie ici ? Car -- oh que je le sais ! -- ce n'est pas donné que d'appartenir. Et pourtant, M. Godbout, dans le Québec que vous décrivez, on dirait que je n'existe pas, pas plus que la majorité des néo-Québécois.
Yara el-Ghadban
_ Doctorante en anthropologie, Université de Montréal


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