Commission Bouchard-Taylor - mémoire

Beaucoup plus qu’un droit ou un privilège, le français est un POUVOIR

Que la langue française soit depuis les débuts un puissant instrument de notre pouvoir collectif ne fait aucun doute et explique les tentatives et la virulence des attaques pour nous l'enlever.

Commission Bouchard-Taylor - documents et mémoires

MÉMOIRE

présenté à la

Commission de consultation sur les pratiques

d'accommodements raisonnables reliés aux

différences culturelles


par


René Marcel Sauvé

Géographe, spécialisé en géopolitique, officier d'infanterie retraité et auteur de Géopolitique et avenir du Québec et Le Québec, carrefour des empires


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ÉTAT NATUREL

vs

ÉTAT ARBITRAIRE


L'événement que je raconte, je l'ai vécu comme officier de l'armée canadienne, dont j'ai fait partie pendant 28 ans. Si je le raconte, c'est parce qu'il s'inscrit dans une continuité qui remonte loin en arrière et se prolonge encore dans le temps comme dans l'espace actuels, avec des modifications et des reculs. Il sert à expliquer le statut de fait et le statut de droit des Québécois descendants des colons de Nouvelle France, considérés comme les grands perdants des événements qui ont entouré la perte par la France de ses possessions d'Amérique. Il sert également à établir la difficulté d'établir avec les autres des relations empreintes de franchise, de simplicité et d'honnêteté.
C'était en juillet 1971. J'étais officier en service à l'État-major de la Force Mobile, au Quartier Général de Saint Hubert dans la région de Montréal, avec le grade de capitaine. Je venais d'avoir 40 ans, commissionné le 1er décembre 1948 sous George Vl. J'avais été formé à la Royal Canadian School of Infantry. J'avais servi un peu partout au Canada, avec le Royal 22e Régiment. J'avais servi en Westphalie pendant deux ans, avec la British Army on the Rhine. Pendant trois ans, j'avais été prêté par le gouvernement du Canada au gouvernement du Ghana, en Afrique Équatoriale, pour travailler à l'organisation du Collège Militaire de Teshie, voué à la formation des futurs officiers des Forces Armées ghanéennes. J'avais servi à Chypre, puis, sur la base militaire de Saint Jean sur Richelieu. Finalement, j'avais été envoyé par le général Jacques Dextraze servir sur l'État major de la Force Mobile à Saint Hubert. Ma tâche consistait à administrer les conseils d'enquête, les griefs, les cours martiales et autres problèmes relatifs au personnel militaire de tous les rangs, du général au simple soldat. Ce travail exigeait beaucoup de recherches et beaucoup d'écriture.
Donc, pendant le mois de juillet, mon supérieur immédiat m'informe qu'une plainte avait été déposée contre mon travail. La faute commise : j'avais écrit une lettre en français. La plainte originait du Quartier Général de Montréal, alors situé au 3530 de la rue Atwater, dans l'édifice de la Ferme sous les Noyers, maintenant devenu un complexe d'habitation.
Pourtant, la Loi des Langues Officielles était en vigueur depuis deux ans. Malgré cette Loi, le fait pour un officier de l'armée canadienne en service d'écrire en français une lettre de service destinée à une autre installation militaire sur le territoire du Québec était sujet de plainte, voir de blâme.
Au cours des vingt trois années précédentes, j'avais en tant qu'officier rédigé des centaines de lettres et de documents en anglais, ainsi qu'on l'exigeait, sans qu'on me reproche une seule faute, d'orthographe, de syntaxe et de sens. Je connais l'anglais d'usage et l'anglais effectif employé dans l'administration et la préparation des documents officiels, de même que l'anglais littéraire pour l'avoir étudié à l'université. Comme instructeur dans les écoles de l'armée, j'ai donné des cours et des exercices à des candidats dont la langue maternelle est l'anglais et j'ai corrigé leurs devoirs et leurs compositions. Pendant trois ans, prêté par le gouvernement du Canada au gouvernement du Ghana, en Afrique Équatoriale, j'ai enseigné et préparé en anglais les futurs officiers des Forces Armées Ghanéennes. En même temps, j'ai eu pour tâche d'enseigner la langue française au niveau formel de même que la syntaxe comparative du français et de l'anglais, afin de préparer des candidats pour des fonctions diplomatiques en tant qu'attachés militaires à l'étranger. Pendant deux ans en Westphalie, comme officier d'administration, j'ai rédigé obligatoirement en anglais des centaines de lettres et de documents officiels. Connaissant l'allemand, j'ai également servi d'interprète.
Pourquoi donc, en juillet 1971, alors que la Loi des Langues Officielles est en vigueur depuis deux ans, avoir porté plainte contre mon travail alors que je n'ai écrit qu'une seule lettre en français, une seule, rien qu'une, seulement une, sur les milliers que j'ai rédigées en anglais, comprenant également des textes officiels et contre lesquels personne n'a trouvé à redire? Pire encore puisque la plainte est venue du Quartier Général de Montréal, au 3530 rue Atwater, ma ville natale. Cette plainte a fait de moi un aliéné dans mon propre milieu, un colonisé, voire un apatride.
Reconnu de jure mais pas de facto
Ma conclusion est la suivante : si le Français a été officiellement reconnu de plein droit, de jure, et en même temps refusé dans les faits, de facto, c'est parce que la langue française est beaucoup plus qu'un droit ou un privilège : elle est un véritable pouvoir et un pouvoir d'État. Pour les soi-disant vainqueurs de la guerre de Sept ans, le fait de reconnaître le Français équivaut à reconnaître que les vaincus ne sont pas réellement des vaincus et que les effets des campagnes militaires ne sont que transitoires.
Rappelons qu'en Nouvelle France, la langue française a été imposée par Richelieu, parce que beaucoup de colons venus des côtes de la France maritime ne parlaient pas français ou le parlaient mal. Avec le latin, toujours obligatoire dans le clergé et chez les professionnels, la Nouvelle France se retrouvait solidement équipée pour assurer la survie et l'expansion des colons même en cas de départ de la France. C'est encore Richelieu qui a imposé dans le Saint-Laurent le cadastre qui a incité les colons à s'organiser systématiquement et, par le fait maintenant accompli d'une osmose territoriale de grande envergure, devenir une nation maintenant reconnue dans l'échiquier du monde actuel.
Compte tenu des caractéristiques du territoire québécois, dont sa position périphérique et naturellement protégée par de gigantesques obstacles, compte tenu également des facteurs qui ont incité les Orangemen et Loyalistes à quitter le Québec pour l'Ontario méridional, auxquels s'ajoutent les mesures imposées par Richelieu, la vallée du Saint-Laurent était appelée à devenir le siège géographique d'une nation et d'un État nouveau dans l'échiquier d'un monde en devenir. Ce n'est pas du déterminisme ni du destin mais un ensemble de propositions en devenir, inscrites dans la nature des faits et qu'il s'agissait pour nous de traduire en acte, par un effet de notre volonté collective, dont les composantes étaient en place dès l'arrivée des Anglais à Québec en 1759. Ce pouvoir qui était le nôtre après 150 ans de présence sur place et de travail, les Anglais n'ont pu s'opposer à sa poursuite en continuité pendant les 247 années suivantes.
***
Que la langue française soit depuis les débuts un puissant instrument de notre pouvoir collectif ne fait aucun doute et explique les tentatives et la virulence des attaques pour nous l'enlever. Ni un dialecte ni un patois, le Français est une langue formelle, rigoureuse, langue d'État, élaborée, claire et propice au discernement qui ouvre la voie vers des actes de grande envergure dans tous les domaines de l'activité humaine. Que la langue française ait été pour nous un élément majeur dans notre survivance collective, notre croissance continue vers les statuts de nation et d'État, voilà qui ne fait plus aucun doute depuis assez longtemps maintenant. De là les expédients commodes chez nos adversaires, qui ont reconnu le bilinguisme sans toutefois admettre que cette reconnaissance de jure, de plein droit, ne devait pas se traduire en acte. Elle n'était destinée qu'à servir de mesure d'apaisement.
On affirme souvent que le rôle des descendants des colons de Nouvelle France est de préserver la langue et la culture française en Amérique du Nord. L'inverse est aussi vrai : c'est la langue et la culture française qui ont, entre autres facteurs, préservé les descendants des colons de Nouvelle France et ont facilité leur accès au statut de nation reconnue et prochainement d'État reconnu, de fait et de droit.
La langue française n'est pas un dialecte mais une langue qui offre des possibilités de communications de très grande envergure, tant sur le plan littéraire, que culturel, scientifique, philosophique, économique, politique, rationnel et relationnel. Descartes, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Pascal, De Saussure, Montaigne, Pasteur, Flaubert, Maupassant, Balzac, Diderot, Adolphe Adam, Gounod, Piaget et beaucoup d'autres grands auteurs parlaient et écrivaient français. La première fission nucléaire de l'histoire du monde s'est faite en français. C'est en français que se construisent les navires et les avions les plus modernes du monde actuel. À cause de sa clarté, la précision de son propos, sa rigueur, la langue française redevient langue diplomatique dans le monde actuel, dominé pourtant par l'anglais. C'est aussi une langue d'État, encore peu connue comme telle au Québec.
Nous ne pouvons faire aucun compromis au sujet de notre langue nationale, dont nous devons augmenter la connaissance et la maîtrise sur tout le territoire du Québec, d'abord chez les Québécois eux-mêmes et chez les immigrants ensuite. Apprendre le Français à fond et en tirer tous les bénéfices peut exiger jusqu'à vingt ans d'efforts répétés et soutenus la vie entière. La récompense, qui se traduit par une aptitude inégalée à la communication en profondeur, tant avec ses semblables qu'avec les étrangers, en vaut la peine.
Beaucoup plus qu'un droit et un privilège, le Français est un POUVOIR, qui a contribué à métamorphoser un peuple de colons pour en faire une nation et un État. Le pouvoir est complètement dans ses communications. La langue française a été et demeure pour le Québec un puissant instrument de communication. C'est à notre avantage de l'imposer sans compromis.

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René Marcel Sauvé217 articles

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J. René Marcel Sauvé, géographe spécialisé en géopolitique et en polémologie, a fait ses études de base à l’institut de géographie de l’Université de Montréal. En même temps, il entreprit dans l’armée canadienne une carrière de 28 ans qui le conduisit en Europe, en Afrique occidentale et au Moyen-Orient. Poursuivant études et carrière, il s’inscrivit au département d’histoire de l’Université de Londres et fit des études au Collège Métropolitain de Saint-Albans. Il fréquenta aussi l’Université de Vienne et le Geschwitzer Scholl Institut Für Politische Wissenschaft à Munich. Il est l'auteur de [{Géopolitique et avenir du Québec et Québec, carrefour des empires}->http://www.quebeclibre.net/spip.php?article248].





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