Arcade Fire à la St-Jean: pas question!

Fête nationale 2011

À l’origine, il s’agissait d’une non-nouvelle. Suite à la victoire d’Arcade Fire à un concours de l’industrie américaine de la musique, un journaliste de la Presse Canadienne eut l’idée de demander aux organisateurs de la Fête nationale si Arcade Fire pouvait y jouer. Question tout à fait inutile puisque le groupe sera en Europe à ce moment-là. Mais la non-nouvelle a été reprise par Patrick Lagacé, qui n’a pas hésité à traiter ceux qui conçoivent la Saint-Jean-Baptiste comme étant une fête francophone de « tribaux » arriérés portant des «ceintures fléchées [et] qui ont les deux pieds barrés en 1970 ». N’en déplaise à certaines de mes compatriotes qui ne voient qu’un complot de Gesca contre la nation québécoise, il s’agit effectivement d’un enjeu important et la preuve que la question de la nation, au Québec, n’est pas réglée.

En effet, cette polémique créée de toutes pièces nous démontre qu’il y a encore deux conceptions de la nation qui s’affrontent: celle qui conçoit la Fête nationale comme étant la fête d’un territoire physique – l’équivalent du Civic Holiday ontarien – et celle qui la voit comme faisant partie d’un territoire mental, rassemblant des individus partageant certaines valeurs entre eux, notamment la langue française. Malgré la Révolution tranquille, malgré deux référendums, malgré la reconnaissance de la nation québécoise, malgré la commission sur les accommodements raisonnables, la réponse finale n’a pas encore été trouvée à cette question: qui est Québécois?
Pour les Patrick Lagacé de ce monde, la réponse est simple: est Québécois qui habite au Québec. Le changement de nom de la Saint-Jean-Baptiste en Fête nationale justifierait « l’ouverture » aux « Québécois » d’autres langues et d’autres cultures. C’est l’idéologie multiculturaliste, échec lamentable dans toute l’Europe. Pas besoin de parler français, pas besoin de respecter certaines valeurs; on prend la vache, on la met dans l’écurie et elle devient magiquement cheval. La nation est territoire, point. Tu habites à l’est de la rivière des Outaouais, tu es Québécois; tu déménages de l’autre côté et tu deviens Ontarien. C’est la nation civique.
Or, cette conception de la nation s’avère extrêmement réductrice. Elle rejette toute forme de droits collectifs – comme celui du français d’être la langue commune des Québécois dans leur tentative d’en assurer la survie sur ce continent -, nuit à la cohésion sociale et rejette toute dynamique identitaire. Sous prétexte de s’opposer à un ancien nationalisme ethnocentrique basé sur la filiation héréditaire, elle rejette toute spécificité nationale autre que le mélange original d’individus déracinés se mouvant sur un territoire physique sans histoire ni futur.
Gérard Bouchard, ayant co-dirigé la commission sur les accommodements raisonnables et qu’on peut difficilement qualifier de « ceinture fléchée » tant ses molles positions sur l’identité avaient été décriées, conçoit pourtant la nation comme étant « sociologique », c’est-à-dire qu’elle n’est ni reliée à une souche originale qu’il faudrait retrouver ni exclusivement à un territoire.

La nouvelle nation québécoise a aboli l’affiliation exclusive à la religion catholique et aux origines (la « souche ») comme critères d’appartenance. Elle se définit principalement, sur le plan culturel, par la référence à la langue française comme langue officielle et, pour le reste, elle admet sous cette enseigne très large toute la diversité ethnique et culturelle qui caractérise la population du Québec. [...] La langue, ce n’est pas négociable. La langue, c’est le fond, le cœur de l’affaire […]. Elle est le premier étage de l’édifice que nous sommes en train de réaménager, de toute la culture nationale québécoise. […] Nous ne pouvons pas, comme Canadiens français, jeter du lest ici. [Je souligne.] - BOUCHARD, G., cité dans PLOURDE, M. et P. GEORGEAULT (sous la direction de) (2008). Le français au Québec : 400 ans d’histoire et de vie, 2e édition, s.l., Conseil supérieur de la langue française, Éditions Fides, p. 431. [↩]

Ce qu’explique Bouchard est relativement simple à comprendre. Nous étions des Canadiens-français éparpillés dans le Canada et nous définissant principalement selon le modèle ethnique. Pourtant, nous disparaissions. Étant minoritaires dans toutes les provinces en-dehors du Québec, nous ne pouvions nous opposer au génocide culturel imposé par la majorité canadienne anglophone. En faisant le choix, pendant les années soixante, de devenir des Québécois, il fallait laisser tomber l’ancienne nation ethnique pour s’emparer d’un territoire et le faire nôtre. Ce territoire ne pouvait être que français, parce que toute autre conception – y compris celle de la nation civique, prônée par Lagacé – aurait rendu inutile la scission d’avec les autres Canadiens-français. En d’autres mots: la langue constitue le cœur de ce que nous sommes parce que nous sommes devenus des Québécois pour avoir les moyens d’agir pour la protéger. Nous ne pouvons donc pas jeter du lest sur la langue, comme le dit Bouchard.
Or, Arcade Fire constitue l’exemple d’un modèle national que nous rejetons. Comme nous en avons déjà parlé, la plupart de ses membres viennent d’ailleurs – ce qui, jusqu’à maintenant, ne cause pas problème dans l’optique d’une nation sociologique -, habitent à Montréal depuis dix ans, mais n’ont jamais véritablement intégré le cœur de notre nation: la langue. Après une décennie complète en territoire québécois, ils sont, pour la plupart, incapables de dire davantage que deux ou trois mots en français. Ils vivent ici, mais ils ne vivent pas avec nous; ils surfent au-dessus du Québec dans un univers nord-américain anglophone pour qui le Québec, précisément, constitue un territoire comme un autre et non pas le site d’une nation unique, francophone, prête à s’ouvrir en autant qu’on respecte ses valeurs fondamentales.
Permettre à Arcade Fire de jouer, en anglais, à notre Fête nationale, c’est-à-dire à celle de tous ceux qui se sont identifiés à la langue française, représenterait donc la consécration d’un abâtardissement de la nation québécoise, où celle-ci ne représenterait plus le lieu de tous les espoirs pour une fragile francophonie nord-américaine, mais la continuité d’un territoire canadien où le français ne constituerait qu’un fait parmi d’autres, une richesse qu’on considère d’autant qu’on la garde loin de soi. Lui permettre de se produire en anglais, ce serait également reconnaître notre impuissance à intégrer à notre langue commune des gens habitant parmi nous depuis une décennie. Lui permettre de chanter en anglais, ce serait tirer un trait sur les gains de la Révolution tranquille et refaire de nous des colonisés sans territoire, sans nation, sans capacité à imposer, par notre majorité, une langue jusqu’au cœur de la fête représentant ce qu’il y a de plus sacré pour nous.
En donnant l’occasion à Arcade Fire de dénaturer notre Fête nationale, ce serait revenir à l’époque des ceintures fléchées dont parle Lagacé. Des Canadiens-français à qui on volait symboles sur symboles et qui n’avaient pas le pouvoir politique d’agir. Les « pieds barrés », dans les années soixante-dix, ont permis l’émancipation de ce peuple et ont réussi à lui faire croire qu’il lui serait possible, enfin, d’être véritablement chez lui quelque part. Voulons-nous réellement renier ce gain?
Et si on relevait la tête un peu? Le Québec constitue autre chose qu’une tache de terre sur une planète bleue. Il est l’hôte d’un peuple à l’histoire aussi riche qu’elle fut tragique et qui, par sa présence, par sa langue toujours aussi vivante après plus de deux siècles de domination étrangère, par les nouveaux arrivants qu’il intègre à son destin, constitue un formidable exemple de résilience et de survivance pour l’ensemble de la planète.
C’est cela qu’on devrait mettre sur scène à la Fête nationale.
***
Ajout: Comme le suggère un lecteur de ce blogue, pourquoi Arcade Fire n’interpréterait pas des chansons québécoises, en français, en y mettant un peu de leur couleur? Ce serait la preuve de leur désir de s’intégrer à la nation québécoise. Une culture qui demeure française, mais enrichie de la contribution originale d’immigrants ayant fait le choix de vivre ici non pas malgré nous, mais avec nous.
Pourquoi « l’ouverture » devrait toujours être à sens unique et en méprisant notre langue nationale?


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